Identification

L’Arpenteur d’infini, par Mustapha Saha

Ecrit par Mustapha Saha 23.03.18 dans La Une CED, Ecriture, Création poétique

L’Arpenteur d’infini, par Mustapha Saha

 

Mille trois cent cinquante au creux du siècle sombre

Je n’eus que l’abaque pour tromper mon angoisse

Et les chiffres romains pour supputer les nombres

Quand la grande peste dépeuplait les paroisses

 

J’acquis l’art des échecs pour braver la Camarde

Elle misait du temps je jouais mon destin

Vainqueur je repartis sous mon manteau de barde

Vers d’autres royaumes sans macabres festins

Au bout de ma route la verte Andalousie

Les minarets voisins des blanches synagogues

Des cultures brassées sans vaine jalousie

Les maisons ouvertes des savants pédagogues

 

Le savoir obsolète embrumait ma mémoire

J’aurais capitulé dans ma triste pénombre

Si mon hôte arabe n’avait dans ses grimoires

De l’Inde lointaine la doctrine des nombres

 

J’explorai les replis des comptes circulaires

La féconde alchimie des caractères libres

Le vide impératif du symbole oculaire

Les valeurs mouvantes sur des traits d’équilibre

 

Je perçus l’infini dans les choses modestes

La sphère algébrique constellée d’inconnues

L’écho numérique des symphonies célestes

La danse des signes sur le parchemin nu

 

Je pus me défaire des bouliers inutiles

De la planche à calcul des jetons superflus

Traduire en formules les énigmes subtiles

Et du dogme abaciste annoncer le reflux

 

L’Eglise condamna l’infâme sacrilège

Les marchands maudirent la découverte immonde

Les scribes grognèrent pour leurs bas privilèges

Mais l’œuvre algoriste sapait déjà leur monde

 

Je passais mes journées cloîtré dans mon étude

Classant les naturels sur des tracés logiques

Pistant les grands premiers avec incertitude

Croisant les diviseurs dans des carrés magiques

 

Je voulais comprendre l’expansive limite

Où l’espace et le temps n’étaient qu’un seul miroir

Capturer le reflet de l’invisible ermite

Inlassable artisan d’univers à tiroirs

 

Faute d’élucider la moindre conjoncture

Je traquai les vices des suites lancinantes

Guettai la malfaçon dans chaque architecture

La folie menaçait ma raison déclinante

 

 

L’asile inopiné d’une belle érudite

M’arracha des griffes du funeste démon

Je retrouvai la paix dans sa tour interdite

Et comblai de son nard mes sens et mes poumons

 

Il fut dit que bonheur couvait douce tourmente

Mon cœur vite lassé des servantes dociles

Des vapeurs de sauna des baisers à la menthe

N’aspirait qu’à s’enfuir loin des plaisirs faciles

 

Je rêvai de nouveau d’envoûtants territoires

D’étincelles jaillies d’insondables figures

Au-delà du détroit d’autres laboratoires

L’étoile du berger incarnait mon augure

 

Je quittai Grenade pour l’Empire des sables

Les jardins parfumés pour l’or de Tombouctou

Je cherchais dans les ergs la clef de l’impensable

Les arcanes du rien la matrice du tout

 

 

Je vis l’éternité perlée par les secondes

Le désert concentré dans un grain minuscule

Le bruit décomposé sur la grille des ondes

Le soleil condensé dans chaque particule

 

Un moustique énervé me choisit pour victime

Injecta son poison dans ma chair innocente

Et fit de mon voyage une dérive intime

Et revoilà la Parque et sa serpe indécente

 

 

A quoi me servaient donc les atouts de ma mise

Mes secrets d’alchimiste et mon art au cordeau

N’aurais-je pas troqué si magie fut permise

Toutes mes lumières pour une gorgée d’eau

 

Mon corps déshydraté comme antique momie

Chétif et rétréci comme peau de chagrin

Couvert de poussière comme un texte endormi

N’avait pour suaire qu’un cuir de pérégrin

 

Des génies chroniqueurs surgis du fond des âges

Creusaient leur alphabet dans ma pauvre ossature

Des tourbillons de sable érodaient mon visage

Je n’étais qu’une empreinte un reste d’écriture

 

Mon âme décrochée de sa gaine fragile

Voltigeait sans contrainte et sans coupable pensée

Entre dune mouvante et cuvette d’argile

Et puisait son nectar dans des fleurs impalpables

 

Elle était tout à tour silex et calamite

Essence d’églantine et parfum de santal

Bâton de voyageur et chandelle d’ermite

Grammaire énigmatique et prosodie vitale

 

Elle était musique portée par les orages

Mémoire tellurique et céleste oxymore

Et nimbe azurine d’un fabuleux mirage

Et rouge griffure dans le livre des morts

 

 

Le septième palier fut nuit de guérison

Je me levai matin comme un coureur ailé

Des bulbes d’émeraude émaillaient l’horizon

La Cité des lettres m’ouvrait son propylée

 

Mustapha Saha

 


  • Vu : 2001

Réseaux Sociaux

A propos du rédacteur

Mustapha Saha

Lire tous les articles de Mustapha Saha

 

Depuis son enfance, Mustapha Saha explore les plausibilités miraculeuses de la culture, furète les subtilités nébuleuses de l’écriture, piste les fulgurances imprévisibles de la peinture. Il investit sa rationalité dans la recherche pluridisciplinaire, tout en ouvrant grandes les vannes de l’imaginaire aux fugacités visionnaires. Son travail philosophique, poétique, artistique, reflète les paradoxalités complétives de son appétence créative. Il est le cofondateur du Mouvement du 23 mars à la Faculté de Nanterre et figure historique de mai 68 (voir Bruno Barbey, 68, éditions Creaphis). Il réalise, sous la direction d’Henri Lefebvre, ses thèses de sociologie urbaine (Psychopathologie sociale en milieu urbain désintégré) et de psychopathologie sociale (Psychopathologie sociale des populations déracinées), fonde la discipline Psychopathologie urbaine, et accomplit des études parallèles en beaux-arts. Il produit, en appliquant la méthodologie recherche-action, les premières études sur les grands ensembles. Il est l’ami, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, de grands intellectuels et artistes, français et italiens. Il accompagne régulièrement Jean-Paul Sartre dans ses retraites romaines et collabore avec Jean Lacouture aux éditions du Seuil. Il explore l’histoire du « cinéma africain à l’époque coloniale » auprès de Jean-Rouch au Musée de l’Homme et publie, par ailleurs, sur les conseils de Jacques Berque, Structures tribales et formation de l’État à l’époque médiévale, aux éditions Anthropos.

Artiste-peintre et poète, Mustapha Saha mène actuellement une recherche sur les mutations civilisationnelles induites par la Révolution numérique (Manifeste culturel des temps numériques), sur la société transversale et sur la démocratie interactive. Il travaille à l’élaboration d’une nouvelle pensée et de nouveaux concepts en phase avec la complexification et la diversification du monde en devenir.