L'Arbre aux secrets -6
Chapitre 7
L’Arbre aux secrets, Chapitre VII
– … Ils sont en bas… Chut !
– Chut !
– Pas de bruit !
– Pas de bruit !
– Chut…
Le sorcier, la sorcière de la forêt !
– Chut !
– Pas de bruit !
Ils sont en bas !
Les yeux de Victor, les yeux de Rose brillent, au fond du placard à vêtements. Au moindre bruit, ils suspendent leur respiration, écoutent, mimant l’effroi, puis pouffent. Il faut chaud, très chaud dans le placard, mais on est bien, on joue, on fait semblant, comme on n’a pas fait semblant depuis longtemps. Une époque, croit-on se souvenir, où le vrai et le faux très vite se mélangeaient, où le lion inventé d’un bond était sous le lit et pouvait vous dévorer la nuit. Un soupçon de vraie peur se mélange à leur rire, accélère leur respiration.
Et puis Rose veut sortir, être sérieuse. Victor ne veut pas. Il continue de répéter : « Chut, chut ! » Ses yeux brillent comme s’il avait la fièvre, Rose tente de l’entraîner hors du placard où il fait trop chaud, où l’air sent la poussière, où les odeurs de naphtaline font un peu tourner la tête. Il résiste, se débat, elle hausse la voix, il lui met la main sur la bouche : elle le regarde, l’air furieux. Il la lâche. Elle ouvre la porte du placard, elle respire un grand coup. Elle regarde par la fenêtre. Le soleil a descendu dans le ciel. Il doit être cinq ou six heures. Elle devrait sans doute rentrer.
Elle se retourne. Elle voit Victor, les genoux dans les bras, tassé au fond du placard entre les chemisettes et les pantalons en coton qui se balancent mollement. Encore une fois, elle est frappée par sa pâleur, son air sérieux, ses traits tirés. Il est petit pour son âge, maigre, tout en os. Douze ans, sans doute, et encore l’air d’un enfant. Elle fronce les sourcils. Malgré ses onze ans, elle se sent adulte, presque, face à lui. Elle a soudain envie de le secouer, de crier : « Eh bien oui, ton père à toi est malade, ma mère à moi est malade et quoi ? On ne va pas rester là, comme ça, dans le placard à vêtements, à faire semblant, à attendre, mais quoi, quoi ? » Mais elle ne crie pas. Elle tend la main, calmement, elle lui dit : « Viens ». Il vient. Il se lève. Il est debout à côté d’elle. Il lui dit :
– Tu ne comprends pas.
– Je ne comprends pas quoi ?
– Ce que c’est.
– Qu’est-ce que tu en sais ? Tu ne sais pas non plus ce que je vis, moi, ce qui m’attend chez moi quand je rentre. Et alors quoi ?
Victor se renfrogna. Puis, l’air inspiré, il la prit par la main, il ouvrit brusquement la porte de la chambre, il la poussa sur le palier et il lui dit : « Regarde ». Elle baissa les yeux, tourna la tête à droite, à gauche et soudain les aperçut. Elle eut un hoquet de surprise.
Au bout du couloir, la porte de la cuisine était ouverte et elle entrapercevait les parents de Victor. Ses « parents » ? Le père, la tête entièrement chauve, très pâle, très grand, très maigre, était complètement enveloppé dans une sorte de robe noire aux reflets brillants. La mère était de dos. Toute petite. Vraiment très petite. Les cheveux rouges, très longs, une sorte de grand châle, une sorte de longue jupe. Ils marmonnaient tous deux des mots incompréhensibles, comme une incantation, en mélangeant le contenu… Rose se frotta les yeux… d’un grand chaudron posé à même le sol à l’endroit où tout à l’heure elle avait vu la table de la cuisine. Elle rejeta la tête en arrière, éberluée, se tourna vers Victor qui la regarde avec un petit sourire de satisfaction. Il lui prit à nouveau la main et l’entraîna dans la chambre dont il ferma la porte avec douceur.
– Alors, lui demanda-t-il. Qu’est-ce que tu en dis, maintenant ?
– Que tes parents ont une drôle de façon de préparer la soupe.
Victor ne s’énerva pas. Il voyait qu’elle avait été ébranlée.
– Tu veux dire que tes parents sont vraiment des sorciers, reprit-elle sur un ton soupçonneux.
– On dirait bien, non ? À ton avis ?
Victor, adossé au mur, les bras croisés, la regardait par en dessous avec cet air moqueur qui l’avait tant agacée au début et qui, à présent, la rendait plus méfiante que jamais. Elle sentait là-dedans une espèce de plaisanterie qu’elle ne comprenait pas bien. Elle s’insurgeait : « Ça n’existe pas, les sorciers ! »
– Je ne le croyais pas non plus, au début, répondit-il avec calme.
Il se moquait d’elle, elle en était sûre. Mais comment s’y était-il pris ? Tout cela devait avoir une explication logique. Un bal costumé par exemple. Alors que son père était malade ? Peu probable. Ou alors ses parents étaient membres d’une secte ? Elle en avait entendu parler à la télévision : des gens étaient très malheureux, alors on leur promettait le bonheur, la santé, la sagesse, et ensuite on leur prenait tout leur argent, on les coupait de leur famille et de leurs amis, on leur faisait faire toutes sortes de choses. Mais s’il y avait eu une secte dans le village, on l’aurait su, non ? Et le chef de la secte, le gourou comme on disait, il était où ? Caché dans la forêt ? Ridicule. Mais pas plus ridicule que deux adultes touillant le contenu d’un chaudron. Alors quoi ?
Alors elle eut une inspiration subite. Elle se précipita sur la porte de la chambre, elle l’ouvrit à la volée, jaillit sur le palier, se pencha, et vit…
Une femme rousse à l’air soucieux. Un homme très pâle, visiblement malade, qui buvait une tisane en tentant de sourire.
Rose en fut encore plus choquée que de la vision précédente. Les larmes lui montèrent aux yeux et elle resta bouche bée quand la mère de Victor qui, au bruit, avait sursauté et tourné la tête, lui demanda, d’un air contrarié : « Mais, qui es-tu ? » Au bout d’un moment, Rose bredouilla vaguement quelque chose, esquissa un mouvement en direction de la chambre, mais se figea en voyant la mère se lever et se diriger vers l’escalier.
La mère redemanda : « Qui es-tu ? » d’un ton un peu radouci, mais où on percevait toujours le reproche. Rose devint rouge et répondit tout bas : « Du village. J’habite au village, enfin près du village. De l’autre côté de la forêt… C’est Victor… » La mère l’interrompit d’un rire perçant, bien plus effrayant qu’un rire de sorcière : « Évidemment que c’est Victor ! Tu ne serais pas venue toute seule ? Si ? » Elle entra dans la chambre en poussant Rose devant elle. Elle appela doucement : « Victor, Victor » comme s’il s’était caché, mais il était en face d’elle. Il s’approcha. Elle lâcha l’épaule de Rose qui recula précipitamment vers le mur, s’accroupit comme si Victor n’était qu’un tout petit enfant et lui dit, très, très doucement : « Je suis contente que tu aies des amis. Très, très contente. C’est important d’avoir des amis. mais tu ne peux pas faire de bruit comme ça. Ton père est malade. Tu le sais. Ton père est malade. Il lui faut du calme, du silence, beaucoup de repos. Ce serait mieux de jouer dans le jardin. Ou dans la forêt : bien mieux, la forêt. Il fait beau aujourd’hui. Allez jouer dehors, dans la forêt ».
Elle posa sur le front de Victor un baiser qui parut à Rose glacé, se releva, les enveloppa tous deux d’un grand sourire inexpressif et sortit de la chambre. Rose, gênée, fit quelques pas vers Victor. Elle dit : « Je crois qu’il vaut mieux que je rentre ». Victor ne répondit pas. Elle se dirigea, hésitante, vers la porte : « Tu m’accompagnes ? » Elle crut que Victor refuserait mais, brusquement, il se décida et la suivit hors de la maison.
Ivanne Rialland
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