L’animal que donc je suis, Jacques Derrida (par Charles Duttine)
L’animal que donc je suis, Jacques Derrida. Folio essais, Mars 2025, 240 pages, 8,50 €
Edition: Folio (Gallimard)
Au regard du vivant et de la vie animale
Ouvrir le livre de Jacques Derrida « L’animal que donc je suis », ou plutôt l’ouvrir à nouveau puisque ce texte a paru il y a près de vingt ans déjà, c’est retrouver une langue pleine d’élégance ; une expression brillante, riche de raffinement et de finesse bien éloignée de la trivialité de l’époque qui est la nôtre. On suit bien volontiers Jacques Derrida dans les sinuosités de sa pensée, un philosophe qui jongle avec les concepts, qui lance des pistes, des « hypothèses », ouvre des « parenthèses », des « trajets » et qui nous entraine dans un itinéraire qu’on pourrait trouver, comme il le dit lui-même, « tortueux, labyrinthique voire aberrant ».
L’ouvrage est publié dans la collection de poche Folio essais et il rassemble plusieurs textes de Jacques Derrida sur la question animale, comme le philosophe en avait le projet. On y trouvera non seulement le texte du colloque de Cerisy de 1997, déjà publié, mais aussi un texte intitulé « Et si l’animal répondait ? » proposé ultérieurement au Cahier de L’Herne. Et l’ouvrage comporte également une brillante improvisation à la fin du colloque, une communication inédite sur la question de l’animal chez Heidegger.
Tout commence par une sorte de scène primitive, la honte de sa nudité ressentie par Derrida devant son chat. « Je suis alors transi par un mouvement de honte, de gêne et de pudeur : désir d’aller en toute hâte me rhabiller, voire de tourner le dos pour que (le) chat ne me voie pas nu, plus précisément, donc, de face et le sexe ainsi exposé » rapporte-t-il. De cette expérience, Derrida part alors vers de multiples chemins de réflexion pour repenser la question animale, se penser lui-même et venir interroger la tradition philosophique, d’Aristote à Descartes, de Kant à Hegel, à Heidegger ou à Lévinas, ou encore à Lacan.
Impossible de restituer ici toute la richesse de ces cheminements de pensées de ce livre petit par la forme mais grand par la réflexion qu’il conduit et si subtil.
On retiendra l’oubli de l’animal dans la tradition philosophique, un « oubli calculé », une incapacité à penser le regard de l’animal, ce « point de vue de l’autre absolu », mis à part peut-être chez Montaigne et Bentham ; le premier à qui l’on doit l’un « des plus grands textes … anticartésiens sur l’animal » lorsqu’il se moque de la « présomption » des hommes à prétendre savoir ce qui se passe dans la tête des animaux. Montaigne en jouant avec sa chatte se demande si c’est lui ou elle qui décide de jouer. Et chez Bentham qui pose la seule question qui vaille sur les animaux, non pas de savoir s’ils peuvent parler ou raisonner mais au contraire s’ils peuvent souffrir « Can they suffer ? ».
On retiendra aussi l’évocation de « l’assujettissement » de l’animal, toutes ces cruautés infligées aux bêtes que les hommes ne veulent pas voir, violence industrielle, expérimentale, chimique, génétique, brutalité de l’élevage, du transport des animaux et leur mise à mort. Une extermination organisée. Faut-il pour autant opérer un rapprochement comme l’a fait Isaac Bashevis Singer dans sa nouvelle « The Letter Writer » (1968), en parlant « d’éternel Treblinka » ? Formule discutable et discutée. Jacques Derrida, écrit à ce propos, d’une manière explicite et nuancée « de la figure du génocide, il ne faudrait ni abuser ni s’acquitter trop vite ».
On retiendra également que le regard de l’animal, du chat en l’occurrence, le conduit vers la pensée. « L’animal nous regarde, et nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être là » ; et donc de se questionner sur les fins de l’homme et les limites entre l’Homme avec un grand H et l’Animal avec un grand A ; s’interroger également sur son identité d’homme « Mais moi, qui suis-je ? » ; question qui porte « toutes les rides » d’une citation. S’interroger et en venir alors à cette expression « l’animal que je suis » (au double sens, d’être et de suivre, précise-t-il) ; et d’y ajouter la particule de coordination « donc » comme une forme de cogito. « L’animal que je suis, l’idée me vint, il y a peu, d’inscrire telle conjonction à valeur plus ou moins syllogistique ou explétive, l’animal que donc je suis ».
On retiendra encore qu’il faut revoir notre langage quand on parle du monde animal, inventer « une grammaire ou une musique inouïes » pour dire et dénoncer ce qui les touche. Le mot « Animal », « quel mot ! » est beaucoup trop vaste, générique, impropre, ne rendant pas compte de toute la diversité du vivant ; un mot plaqué par les hommes, un mot facile, schématique auquel Derrida préfère celui d’« animot », terme « chimérique », proche de celui d’animaux qui dit « l’irréductible multiplicité vivante de mortels », mais qui n’a pas pour autant la prétention de restituer la parole aux animaux.
On comprendra donc, à l’issue de ce rapide parcours, que la lecture de ce texte est d’une très grande richesse et qu’il mérite d’être repris et relu aujourd’hui, notamment pour toutes ces pistes qu’il lance, ces questions qu’il ouvre et les lieux vers lesquels il nous conduit ; cet ouvrage étant une belle invite à faire de la question animale une affaire sérieuse et identiquement de la philosophie elle-même.
Charles Duttine
Jacques Derrida (1930-2004) est un philosophe français, professeur à l'Ecole normale supérieure puis directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales.
Ses premiers grands livres sont publiés en 1967, notamment « De la grammatologie », « L'Ecriture et la différence » et « La Voix ou le Phénomène », suivis en 1972 de « La dissémination ».
Jacques Derrida est l'auteur de plus de quatre-vingts livres.
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