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Kalila et Dimna, Abd Allah ibn al-Muqaffa (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 27.11.25 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Contes

Kalila et Dimna, Abd Allah ibn al-Muqaffa, Trad. Geneviève Rossignol et Yasser Omar, Editeur : Albouraq – juin 2011, 368 pages, 17 €

Kalila et Dimna, Abd Allah ibn al-Muqaffa (par Patryck Froissart)

 

La lecture de ce texte indien transcrit en arabe au VIIIe siècle est un bonheur, une découverte, une aventure intellectuelle, philosophique et poétique préfigurant, dit-on, les œuvres d’Al Farâbi et d’Avicenne (Ibn Sînâ).

Le livre commence par une quinzaine de pages racontant (ce qui constitue déjà, en soi, un véritable roman) la vie et l’œuvre de celui qui l’a traduit de l’hindi en arabe, le philosophe persan mazdéen Rawzabat ben Dazawaybe, connu dans le monde islamo-arabe sous le nom d’Abd Allah ibn al Muqaffa pour l’ensemble de son œuvre.

 

« Nous pouvons dire qu’Ibn al-Muqaffa est le premier réformateur social ».

Suit une introduction à Kalila et Dimna par un certain Ali Ben Eshshâh dit « le Persan », qui présente Baydabâ, philosophe hindou, chef des brahmanes, comme l’auteur initial de cet ensemble de fables qu’il aurait écrites à l’intention du roi de l’Inde Dabshalim, arrivé au pouvoir après la destitution de son prédécesseur placé sur le trône par… Alexandre le Grand (ce qui serait encore, en soi, le sujet d’un roman).

 

« Il s’agissait pour [Baydabâ], en mettant en scène des animaux, de dissimuler les messages subtils au grand nombre et de placer le contenu des fables à l’abri des méchants. Il voulait célébrer la sagesse sous ses différentes formes, ses attraits et ses sources, avec la conviction qu’elle ouvre sur la liberté de la pensée et de l’action… ».

 

Le lecteur constatera que Baydabâ a parfaitement réussi ce pari en cette suite narrative qui est souvent d’une étonnante modernité comme en témoignent entre autres, ces propos qui pourraient illustrer notre acception de la laïcité :

 

« Ayant cherché des excuses à la pratique de la religion de mes aïeux et n’en ayant pas trouvé, je renonçai alors à persévérer dans cette voie et voulus, au contraire, me consacrer à l’étude et à l’examen des religions ».

 

L’ouvrage aurait fait par la suite l’objet d’une rocambolesque histoire de la copie clandestine du manuscrit indien par Barzawayh, un envoyé secret du roi de Perse (voici toujours, en soi, un autre roman potentiel).

Ce parcours primordial romanesque du recueil est suivi d’une « Présentation du Propos du Livre » par Abd Allah ibn al Muqaffa lui-même, son traducteur :

 

« Voici le livre de Kalila et Dimna, qui figure parmi les œuvres composées par des savants indiens. […] Il associe la sagesse et l’amusement : les sages choisiront

la sagesse, les plus simples l’amusement ».

 

Le roi Dabshalim « s’avéra être un tyran ». Quand le sage Baydaba « constata l’injustice dont faisait preuve le roi vis-à-vis de ses sujets, il réfléchit à un moyen de lui faire changer de conduite… ».

Après maintes péripéties ponctuant des relations très tendues, voire périlleuses, avec le roi, qui lui valent un séjour en prison et dont la narration est elle-même illustrée déjà par de courtes fables, le philosophe est finalement chargé par le souverain souhaitant retrouver la voie de la raison politique de « composer un livre contenant toutes sortes de modèles de sagesse » d’une part et une royale biographie à la gloire éternelle du monarque d’autre part.

Baydaba réunit ses proches disciples en proposant « que chacun […] fasse une suggestion dans le domaine qui lui plaira ».

C’est dans ce contexte qu’est rédigé Kalila et Dimna.

Kalila et Dimna, deux frères chacals, sont les personnages principaux d’un « infra » dialogue fabuleux mis en scène au sein d’un « supra » dialogue, imposant de nature et de longueur, entre le roi et le philosophe.

L’entretien commence par cette sollicitation royale :

« Le roi Dabshalim dit au philosophe Baydaba, chef des brahmanes : Illustre-moi par un exemple le cas de deux personnes dont les liens d’amitié ont été rompus par un menteur rusé au point de les pousser à l’inimitié et à la haine ».

Est ainsi introduite la fable, Le vieillard et ses trois fils, première d’un long chapitre intitulé Le lion et le bœuf.

Voilà le lecteur embarqué dans une suite ininterrompue d’échanges entre Kalila et Dimna « devant » le roi et le philosophe, réflexions, questions, sentences, leçons de morale et de science politique éclairées par  d’innombrables fables, courtes pour la plupart, dans une étourdissante composition dont le caractère le plus impressionnant est une mise en abyme vertigineuse de textes s’enchaînant ou s’imbriquant en implacable logique, chaque fin de fable entraînant le plus souvent une autre histoire qui survient à la fin de la précédente pour en corroborer, consolider le propos, lui ajouter du sens ou, aussi, parfois, pour présenter un exemple contraire.

Les deux chacals rivalisent d’éloquence, d’art narratif, d’imagination jusqu’au moment où, dans une nouvelle orientation du recueil, le comportement des deux frères vis-à-vis du royal interlocuteur se met à diverger et où Dimna, soudainement imbu de sa propre valeur, décide d’obtenir des privilèges indus, exorbitants, et en arrive à comploter contre les favoris du roi, puis contre le souverain lui-même, devenant alors l’illustration personnifiée des mauvais exemples qu’il a mis en scène dans le premier chapitre. C’est subtil !

Le lecteur apprendra ce qu’il advient alors des deux chacals. Dans la partie suivante, c’est Baydaba seul, en personne, qui conte.

La succession des fables est régie par un rituel immuable :

Après chaque conte, chaque thématique, « le roi Dabshalim dit à Baydaba : j’ai bien saisi le sens de la fable que tu m’as contée […] Raconte-moi maintenant le cas d’un homme… », introduisant ainsi un nouveau thème.

Notre fabuliste La Fontaine aurait bien connu et fort fréquenté Kalila et Dimna et s’en serait abondamment inspiré. Ce n’est guère surprenant. Il y a là d’ample matière…

Patryck Froissart

Plateau Caillou (La Réunion)

Jeudi 30 octobre 2025

 

Abd Allah ibn al-Muqaffa

Abdallah Ibn al-Muqaffa est un secrétaire de l'administration omeyyade puis abbasside, célèbre littérateur perse et premier grand prosateur de langue arabe. Il naît vers 720 à Gour, dans le Fars. Il se convertit à l'islam à l'âge adulte et meurt à 36 ans, en 756 à Basra, exécuté sur l'ordre du calife Al-Mansour (Wikipédia).



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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre permanent des jurys des concours nationaux de la SPAF (Société des Poètes et Artistes de France)

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL (Société des Gens De Lettres)

Membre de la SPF (Société des Poètes Français)

Il a publié :

- Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

- Li Ann ou Le Tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

- L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)

- Contredanses macabres, poésie (Editions Constellations)