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Joyce, le début de la fin ?

Ecrit par Léon-Marc Levy le 05.04.12 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Joyce, le début de la fin ?


James Joyce constitue un cas à part dans la littérature mondiale. (A peu près) tout le monde le connaît, au moins de nom. (A peu près) tout le monde dit que c'est un immense écrivain. Si vous grattez un peu, vous vous apercevez très vite que très peu l'ont vraiment lu. Ou, s'ils l'ont fait, c'est un livre voire un bout de livre. Et il est rare qu'ils y aient pris vraiment du plaisir ! Voilà qui pose question. Comment peut-on à la fois considérer Joyce comme un écrivain majeur du XXème siècle et sentir, confusément, que sa lecture n'est pas toujours un moment de bonheur pour ceux qui s'y consacrent ?


Nous sortons souvent de Joyce un peu... lessivés ! La traversée d'« Ulysses » est une expédition hasardeuse (osons la métaphore homérique). J'ose à peine parler de « lecture ». Joyce nous emmène avec lui dans un furieux combat avec la langue. Ou « contre » la langue. Et c'est pire encore avec ses œuvres tardives, « Finnegans Wake » en particulier. Une question surgit jusqu'à l'obsession quand, au gré des lectures de Joyce, on revient, comme je viens de le faire, à son « Dubliners » (« Gens de Dublin »). Je pense en particulier à la nouvelle intitulée « The Dead » (« Les morts »).

Chronologiquement, on est au tout début de l'œuvre (cette nouvelle particulière est écrite en 1906). Joyce écrit, il ne se bat pas (encore) contre la langue. La maîtrise est hallucinante : jamais sûrement, depuis Shakespeare, l'anglais n'a été pétri aussi parfaitement dans le tissu même du propos. Ecoutez les dernières phrases de « the Dead », même traduit ça fonctionne (et pour les anglophones le texte original est à la fin de cette chronique) :


« Quelques petits coups légers sur la vitre le firent se tourner vers la fenêtre. Il avait recommencé à neiger. Il suivit d'un œil ensommeillé les flocons argentés et sombres qui tombaient obliquement dans la lumière du réverbère. Le temps était venu pour lui d'entreprendre son voyage vers l'Ouest. Oui, les journaux avaient raison : la neige était générale sur toute l'Irlande. La neige tombait sur chaque partie de la sombre plaine centrale, sur les collines sans arbres, tombait doucement sur le marais d'Allen, et, plus loin vers l'ouest, doucement tombait sur les sombres vagues rebelles du Shannon. Elle tombait, aussi, en chaque point du cimetière où Michael Furey était enterré. Elle s'amoncelait drue sur les croix et les pierres tombales tout de travers, sur les fers de lance du petit portail, sur les épines dépouillées. Son âme se pâmait lentement tandis qu'il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l'univers, et, telle la descente de leur fin dernière, tomber, évanescente, sur tous les vivants et les morts. » (*)


La matière sonore, musicale, figure au sens propre l'Irlande, la neige, la mort. La langue ici ne « raconte » pas, elle « fait », elle sculpte comme une glaise ou un marbre sculpterait une allégorie. Les mots, les silences, les espaces, le rythme, sont la matière du signifié jusqu'au point d'en oublier leur statut de signifiants. Le statut obsessionnel du mot « falling » (en train de tomber), répété 7 fois dans la version anglaise (quel dommage que la traduction française ait voulu « alléger » cette pesanteur – car c’est bien de pesanteur qu’il s’agit – de gravité physique) nous fascine parce que l’on sent, comme un harcèlement, ce falling signifiant autre chose que la neige qui tombe mais la chute elle-même, celle des mots, celle du monde, celle de la langue que l’écrivain martèle.

En 1906, à 24 ans, Joyce semble être au degré suprême de son art de l'écriture, aux limites extrêmes de la maîtrise de la langue. Or il lui reste 35 ans à vivre et à écrire. Question vertigineuse, qu'il n'est pas le premier à se poser : que peut être l'aventure de l'écriture quand l'art d'écrire est consommé, porté à son terme, objet d'une maîtrise absolue ? Nous refaire, encore et toujours, la magie de « Dubliners », la démonstration d'une domination dont il a fait le tour ?


Rimbaud, à 20 ans, devant la même question, a donné une réponse célèbre : le suicide littéraire. Il disparaît dans une ombre opaque (dont, comme surnaturelle, une photographie a émergé récemment), silencieuse. A sa manière, Baudelaire aussi. Après les Fleurs du Mal (1857) l'amertume et l'aphasie se constituent chez lui en une sorte de suicide poétique.

Le « cas » Joyce consiste en ce que, choisissant aussi une forme de « suicide » littéraire, il décide de la mettre en écriture, de tordre le cou à la langue dont il est un magicien. Pas à la langue anglaise particulièrement (encore que, irlandais...). Plutôt à la langue, celle que théorise Lacan bien plus tard : une sorte d'organe parlant dont la signification est dans le seul signifiant, dont l'objet est « réfléchi » c'est-à-dire tourné sur lui-même. Joyce connaît parfaitement sept langues et, à partir d'Ulysses (1922) c'est bien à la langue qu'il déclare la guerre et non la seule langue anglaise : ses jeux de mots, ses échos de sens, ses recherches sonores se font en dédale linguistique mêlant anglais, français, allemand, italien, espagnol, 60 langues au moins au total ! Au silence assourdissant d'un Rimbaud, Joyce substitue le bruit assourdissant d'un meurtre-de-soi écrit à travers une folle odyssée (L'œuvre majeure s'intitule Ulysse !) dont la destination est une impossible Ithaque : la non-langue écrite.


Sa dernière grande œuvre s'appelle « Finnegans Wake ». A priori : le réveil de Finnegan. Ou bien sa veillée funèbre. Pas si simple : Fin (end) began (commença) Wake (réveil). Le réveil du début de la fin ? De la fin du début ? Ecoutez quelques mots de la chanson du livre et vous mesurerez le chemin parcouru depuis « The Dead », le chemin d'un maître qui ne supporte plus sa propre maîtrise :


« J'entends pas avec les eaux de. Au fil des eaux murmuriantes de. Froissements d'elles des chaudes souris des champs en contre-chant. Ho ! N'es-tu pas rentrée de chez toi ? Quel André Chémois ? J'entends pas avec tous ces cris et battements de liffeyantes eaux de. Ho, parole, sauve qui peut ! Mes pieds se moussent. Je me sens aussi vieille que l'orme là-bas. Sons ces contes de Shaun ou Shem ? Tous sont fils-filles d'All Livia. L'obscurité rapace nos sons. Sonne de la nuit ! Sommes de la nuit ! Nuit ! Aux palais de Ho Head, ma tête retombe. Je me sens aussi lourde que la pierre là-bas. Parle-moi de John ou Shaun ? De qui étaient Shem et Shaun, fils et filles vivants ? Nuit maintenant ! Orme moi l'histoire de Stem et Stone. Près des ondes eaux de vie errante et revierrantes eaux de. La nuit ! » (Traduit de l'anglais par Philippe Lavergne)


Parlant de James Joyce, Jorge Luis Borges disait : « Il est presqu'infini ». Le « presqu' » a un statut singulier dans la phrase de Borges : c'est l'hypothèse de la mort. De la mort littéraire, avant l'autre.


Léon-Marc Levy


(*) « A few light taps upon the pane made him turn to the window. It had begun to snow again. He watched sleepily the flakes, silver and dark, falling obliquely against the lamplight. The time had come for him to set out on his journey westward. Yes, the newspapers were right : snow was general all over Ireland. It was falling on every part of the dark central plain, on the treeless hills, falling softly upon the Bog of Allen and, farther westward, softly falling into the dark mutinous Shannon waves. It was falling, too, upon every part of the lonely churchyard on the hill where Michael Furey lay buried. It lay thickly drifted on the crooked crosses and headstones, on the spears of the little gate, on the barren thorns. His soul swooned slowly as he heard the snow falling faintly through the universe and faintly falling, like the descent of their last end, upon all the living and the dead. »


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A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

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