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Jean Rousset, Traduire et compiler le baroque, Maxime Cartron (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 26.02.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais

Jean Rousset, Traduire et compiler le baroque, Maxime Cartron, éditions Droz, février 2023, 114 pages, 18,90 €

Jean Rousset, Traduire et compiler le baroque, Maxime Cartron (par Gilles Banderier)

 

Rares sont les ouvrages de critique littéraire par rapport auxquels il y a un avant et un après, qui modifient irréversiblement le champ d’une discipline. En général, leur but est d’attirer l’attention sur un chercheur et, si tout va bien, de lui permettre d’obtenir un poste universitaire. Jean Rousset (1910-2002) a publié au moins un ouvrage essentiel, La Littérature de l’âge baroque en France, Circé et le Paon, paru chez José Corti en 1953. Jean Rousset n’a pas inventé le concept de baroque, qui vient du domaine des beaux-arts et fut théorisé par Heinrich Wölfflin (1864-1945), un autre savant suisse (« Bologne en particulier respirait l’esprit des papes, de l’Espagne et du baroque. Là, je compris que ce dernier n’était pas simplement une époque, mais qu’il a l’ampleur d’une puissance vitale », écrivait Otto Flake dans ses Scènes d’une vie de bohème, Une jeunesse à Colmar et Strasbourg, Arfuyen, 2023, p.215), mais il s’est avisé qu’on pourrait l’appliquer à la littérature.

Ce faisant, il a créé une catégorie dans laquelle sont venus prendre place tous ces écrivains français que Gustave Lanson, d’ordinaire mieux inspiré, rangeait sous les étiquettes « d’attardés » et « d’égarés » : Du Bartas, d’Aubigné, Chassignet, La Ceppède, Théophile de Viau, Jean de Sponde (qui avait été redécouvert auparavant par un savant écossais, Alan M. Boase, dans les années 1930), etc.. L’extension de la notion de baroque au champ littéraire provoqua d’âpres discussions, et Rousset, qui avait continué ses explorations, en livra un bilan désenchanté quelques années avant sa mort, dans son Dernier regard sur le baroque (1998).

Cette notion de baroque se révéla néanmoins d’une stupéfiante fécondité, non seulement dans les études littéraires françaises, où elle venait bousculer le conformisme académique, mais également dans le domaine de la littérature comparée, puisqu’on se rendit compte que de nombreux écrivains européens, du Portugal à la Pologne en passant par l’Italie (y compris des poètes qui ne composaient pas dans leurs langues nationales, mais en latin), pouvaient se rattacher à ce courant. Bien qu’il ne se réclamât pas du comparatisme, Rousset illustra cette discipline (« C’est même l’une des vertus de la nouvelle notion de nous obliger à prendre une plus nette conscience de cette situation européenne et à recourir davantage aux méthodes comparatistes », cité p.30), en faisant connaître des écrivains allemands, découverts pendant son séjour en tant qu’assistant aux universités de Halle et de Munich (1938-1943). Il fut discret sur ces années-là, mais il semble avoir compté Hans et Sophie Scholl au nombre de ses auditeurs. De retour en Suisse, il publia dans des revues romandes des traductions d’auteurs allemands, à la fois des poètes « baroques » et des écrivains modernes (Trakl, Musil, Rilke, etc.).

Maxime Cartron s’est plongé dans les papiers de Jean Rousset, déposés à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, découvrant que le critique suisse avait mis en chantier une anthologie de poésie baroque allemande qui eût fait pendant à sa mémorable Anthologie de la poésie baroque française, publiée en 1961. Mais le projet n’aboutit pas, dont la dimension politique n’eût pas été absente, puisqu’il s’agissait de remettre l’Allemagne à sa place dans le concert des nations européennes : « Il y eut une fois une Allemagne capable d’humanisme, plus heureuse de ses ressemblances que de ses dissemblances, oublieuse de ses mauvais vertiges. Faire une place à cette Allemagne, c’est aider à la ranimer ; mais la ranimer ne doit nullement, à notre sens, fournir aux autres Allemagnes un alibi dont elles pourraient se couvrir ; c’est au contraire leur faire honte, les convaincre de haute trahison ; et c’est rappeler à l’Allemagne, autant qu’à l’Europe, que l’Allemagne n’est pas réduite au dilemme d’être nazie ou de n’être pas ; puisqu’il y a des lieux et des époques où les chants qu’elle chantait se trouvaient à l’unisson d’une Europe dont l’unité n’était pas le mot menteur d’un machiavélisme pangermain » (cité pp.36-37).

La similitude avec les vues d’Ernst Robert Curtius, qui publia en 1948 son magnum opus sur La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, fruit génial et amer d’années d’exil intérieur, est patente. Rousset chercha notamment à faire connaître Friedrich von Spee, ce jésuite qui lutta contre les procès en sorcellerie. Politique, érudition, critique littéraire se sont mêlées dans les travaux du savant genevois, dont Maxime Cartron fait découvrir les coulisses et les soubassements, non sans y ajouter un texte inédit destiné à la Revue Fontaine.

 

Gilles Banderier

 

Maxime Cartron est chargé de cours à l’université de Lyon.



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A propos du rédacteur

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).