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Je t’aime jusqu’à la mort, Correspondance avec Jean Desbordes, 1925-1938, Jean Cocteau (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham le 01.12.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Je t’aime jusqu’à la mort, Correspondance avec Jean Desbordes, 1925-1938, Jean Cocteau, éditions Albin Michel, octobre 2023, 273 pages, 22,90 €

Je t’aime jusqu’à la mort, Correspondance avec Jean Desbordes, 1925-1938, Jean Cocteau (par Patrick Abraham)

 

 

Sur une Correspondance

Lisez Je t’aime jusqu’à la mort, Correspondance de Cocteau avec Jean Desbordes, 1925-1938 ; ne lisez pas Le Glorieux et le Maudit d’Olivier Charneux, chroniqué dans cette revue il y a quelques mois ! Comme le souligne Marie-Jo Bonnet qui a rassemblé cette correspondance et qui la présente avec talent et érudition, la rencontre entre Cocteau et Desbordes a été autant érotique, au plein sens du mot, que littéraire. Le jeune homme de dix-neuf ans qui a écrit à Cocteau en 1925 pour lui exprimer son admiration après la parution du Grand Écart puis qui lui rend visite frappe l’auteur du Cap de Bonne-Espérance à la fois par sa beauté et par les textes qu’il lui soumet, que Cocteau contribuera plus tard à faire publier.

S’est donc reproduit ici ce qui s’était passé lors de la rencontre avec Radiguet en juin 1919 et, plus lointainement et inconsciemment, ce qui a pu se dérouler à Paris, rue Nicolet, à l’automne 1871, quand Verlaine a accueilli dans le domicile conjugal le très jeune et déjà fascinant Rimbaud : un aîné bien lancé dans la carrière des lettres (Cocteau a trente-sept ans en 1926) reçoit avec ferveur un adolescent prometteur et parce qu’il est séduit par lui (par sa grâce, sa singularité), et parce qu’il pourra le construire, le former, bref le créer – à ceci près que Rimbaud, à l’inverse de Radiguet et de Desbordes, est arrivé déjà tout formé chez Verlaine, et d’une précocité et d’un génie si éclatants que c’est le cadet qui a vite mené le jeu.

Marie-Jo Bonnet nous l’explique avec clarté : la relation entre Cocteau et Desbordes n’a cependant jamais été univoque. Si Cocteau a dans une certaine mesure enfanté Desbordes comme il avait enfanté Radiguet (avec Le Diable au corps en 1923 pour l’un et J’adore en 1928 pour l’autre, et dans les deux cas un éphémère ou plus durable succès de scandale), Desbordes, par sa vitalité et son innocence (païennes, aurait-on envie de dire), a permis à Cocteau de sortir de la crise existentielle et spirituelle où il s’enlisait après la mort de Radiguet et d’ouvrir de nouvelles perspectives dans son œuvre, que matérialiseront de façons différentes Le Livre blanc en 1928 et La Voix humaine en 1930.

La passion réciproque entre les deux écrivains, ou plutôt entre l’auteur célébré et contesté et le néophyte, se manifeste avec ardeur dans chacune des lettres des premières années de leur liaison (de Desbordes : « Se peut-il mon amour qu’aujourd’hui, par ma seule existence près de toi, ma seule présence, mes yeux, tu as trouvé le bonheur ? », sans date, 1926, p.79 ; « Mon chéri. Mon chéri. Je ne sais que te dire pour te montrer combien je suis gonflé, énorme, tel que mon amour devient en moi un volume », sans date, p.86 ; et de Cocteau : « J’ai mal, j’ai mal à toi. J’ai quelque chose qui m’étrangle. / Je n’ose pas croire à un miracle pareil », 14 janvier 1927, p.90) – liaison souvent orageuse d’ailleurs à cause de la possessivité et de la jalousie de Cocteau, dont la dépendance à l’opium assombrit le caractère, et des infidélités de Desbordes, comme lorsqu’il s’éprend de Geneviève Mater, de vingt-cinq ans plus âgée que lui (des échos de cette passade s’entendront dans son roman Les Forcenés, que j’ai eu également l’honneur de chroniquer) ou lorsqu’il part pour Marseille puis l’Italie avec l’inquiétant, le lumineux Pierre Herbart sans en avertir son amant et mentor et en aggravant son cas par des fables malhabiles : je renvoie  aux nouvelles d’Herbart, Castor et L’Escalier, reprises dans les Histoires confidentielles (Grasset, 1970), où les personnages de Cocteau (sous l’initiale de « C. ») et de Desbordes (« Jean ») apparaissent.

Puis viendra le temps du détachement progressif pour Cocteau et, pour Desbordes, de l’amertume de ne pas se voir assez reconnu comme écrivain (mais en avait-il la puissance ? On peut en douter : J’adore, excepté, aucun de ses livres ne réussit tout à fait à convaincre) et de l’esseulement. On comparera avec profit l’attitude de Cocteau envers Desbordes avec celle de Gide envers Marc Allégret. Marc Allégret est devenu l’amant puis le compagnon de voyage de Gide à dix-huit ans à peine à la fin de la Première Guerre mondiale. Mais Gide ne s’est pas éloigné pas de lui lorsque l’attrait sensuel s’est tari, continuant à le soutenir avec sollicitude et générosité, à encourager et financer ses premières tentatives cinématographiques et à l’héberger longtemps rue Vaneau.

Grandeur de Gide, mesquinerie de Cocteau ?

Le plus intéressant, dans les commentaires de Marie-Jo Bonnet, se rapporte à la genèse cette Correspondance, au petit roman en soi qu’elle constitue dans un roman épistolaire vécu, et à la manière dont l’éditrice est parvenue à en prendre connaissance grâce à Étienne Granet, le neveu de Desbordes, qui a conservé et préservé avec piété, des décennies durant, lettres et papiers de son oncle.

Le chapitre consacré à l’engagement de Desbordes dans la Résistance ne surprendra pas les lecteurs des Forcenés, réédités en 2022 par Renaud Lagrave avec déjà une substantielle préface de Bonnet. Pour les autres, ils découvriront le comportement magnifique de Desbordes, mort à trente-huit ans en juillet 1944 après avoir été trahi, arrêté puis torturé rue de La Pompe par des miliciens français au service de la Gestapo (alors que Cocteau fricotait avec Otto Abetz et s’était enthousiasmé en mai 42, dans le journal collaborationniste Comœdia, pour Arno Breker), et ils se demanderont pourquoi justice n’a jamais été vraiment rendue à son courage extraordinaire. Parce qu’il était homosexuel et opiomane ? En démocratie, on aime les héros à condition que leurs goûts amoureux ni leurs vices ne soient jugés offensants pour le grand nombre et qu’on puisse faire d’eux, sans trop d’efforts, des figures édifiantes, le wokisme actuel n’étant qu’une exaspération pathologique de cette tendance.

Comme le rappelle Marie-Jo Bonnet, Daniel Cordier lui-même a attendu 2014 pour révéler dans Les Feux de Saint-Elme ses penchants pour les garçons. Et plus récemment, à Béziers, la représentation de la pièce de Jean-Marie Besset, Jean Moulin Évangile, a été annulée à cause d’un chantage exercé par les ayants droit de « Max ».

On regrettera, dans le remarquable travail de Marie-Jo Bonnet, des imprécisions mineures, comme lorsqu’elle qualifie de « roman », à la suite de Francis de Miomandre, les proses poétiques de J’adore (« On couche le dormeur dans une boîte, que Donaldo, avec l’aide d’un machiniste, coupe en deux avec une scie. (…) Une sciure blanche tombe à chaque coup. Est-ce le sang de l’enfant blanc ou la sciure blanche des planches ? ») ; on regrettera quatre ou cinq phrases approximatives et expéditives sur Gide ; on regrettera le portrait à charge qui est fait de Pierre Herbart (« influence néfaste », p.109 ; « mythomane pervers », p.172, Bonnet reprenant sans distance une expression de Catherine Gide, la fille de Gide et d’Élisabeth Van Rysselberghe, qui avait de bonnes raisons d’en vouloir à son beau-père), au demeurant d’une toute autre ampleur littéraire que Desbordes par la souveraineté, la concision et l’élégance de son style (cf. Alcyon, La Ligne de force, anti-Antimémoires en quelque sorte, et surtout L’Âge d’or dont l’incipit est cité page 170 sans que la source en soit identifiée).

Mais ces minces réticences n’enlèvent rien au considérable intérêt de cette Correspondance, non tant par son contenu, parfois banal, les lettres d’amour se ressemblant un peu toutes (sauf bien sûr lorsqu’elles sont rédigées par des religieuses portugaises) et celles-ci n’ayant pas été écrites afin d’être publiées, que par ce qu’elle laisse supposer d’une double intensité passionnelle, nourricière en fin de compte pour Cocteau, plus déstabilisante peut-être pour Desbordes, en une époque où, ne l’oublions pas, les « pédérastes » comme Proust plus tôt et comme Cocteau lui-même étaient fichés et surveillés par la police et fréquemment tabassés dans les jardins publics et autres lieux de drague.

« Lisez… ; ne lisez pas… », ai-je affirmé en préambule. Olivier Charneux, avec Le Glorieux et le Maudit, a voulu gagner sur tous les tableaux : écrire un roman inspiré de la relation Cocteau-Desbordes en se retranchant, si on lui reproche inexactitudes et invraisemblances, derrière la liberté du romancier. Comme son récit n’est qu’une fabrication maladroite et paresseuse, il a perdu sur tous les tableaux.

On l’aura compris, le travail minutieux de Marie-Jo Bonnet n’est ni paresseux ni maladroit, mais exemplaire. Face au silence et à l’ignorance qui enveloppent encore en 2023 la vie et l’œuvre de Desbordes, il s’avère d’une haute urgence morale.

Suggestion : un Prix Jean-Desbordes ne pourrait-il pas être décerné chaque année, récompensant un auteur ou une autrice dont l’audace et la probité intellectuelles perpétueraient les vertus exceptionnelles dont l’ex-amant de Cocteau fit preuve sous l’Occupation ?

 

Patrick Abraham



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