Je t’aime, je t’aime, Alain Resnais
Inspiré du livre de J. Sternberg, Un jour ouvrable, ce film de Resnais est comme une recherche du temps perdu médicalement assistée. Un groupe de chercheurs proposent à Claude Ridder, après son suicide manqué, l’étrange expérience de remonter le temps, plus précisément un an en arrière, pour une minute. S’ils sélectionnent C. Ridder, ce n’est pas au hasard, il est lui-même un homme que le temps questionne. Le temps est pour Claude une étrangeté de l’existence : tandis que la pendule marque l’heure, le temps ne veut rien dire pour un monde qui ne cessera pas de tourner. Il est trois heures pour un homme, qui sera un jour ou l’autre soustrait de ce monde. Compter les heures est une opération dérisoire pour la grande âme du monde qui pour toujours sera. Et Claude qui prend conscience que le temps ne passe pas pour celui qui l’observe peut dire : « le temps passe pour les autres mais pour moi seul dans cette pièce il ne passe pas. Il était trois heures il y a trois minutes, il sera trois heures dans quinze jours, dans trois siècles ».
Le film nous propose donc une vision de la temporalité où le temps n’a plus sa valeur empirique, c’est-à-dire n’est plus un cadre formel et régulier dans lequel passent nos vies de façon irréversible. Il n’est plus un cadre mesurable dans lequel coule notre vie, c’est notre vie qui donne la mesure au temps, selon que l’on s’ennuie ou que l’on aime, que l’on désespère ou que l’on agit. Claude accepte donc l’expérience, il n’a plus rien à perdre. Après tout, des souris en sont bien revenues. Il se trouve donc transmuté dans son passé, un an en arrière, sur une plage avec la femme qu’il aime, Catrine. Et ce qu’on l’entend dire à Catrine dès ce début de film déterminera toute la conception de son amour et de sa mémoire : « Toi, tu es étale, tu es un marécage, de la nuit, de la boue. Lugubre, tu donnes envie de se laisser couler en toi lentement mais à pic… Tu sens la marée basse, la noyade, la pieuvre ». Ainsi Claude, happé par les souvenirs, s’enlise dans le marécage de la mémoire : celui de son amour impossible pour Catrine.
L’expérience va dérailler. Claude ne vit pas seulement une minute, mais des bribes de son passé grouillent, se convoquent les unes les autres, et ces années passées se réveillent, dans le désordre, dans l’anarchie d’une mémoire qui ne suit plus la linéarité – jamais vécue de la vie – mais l’organisation du vécu selon le sens que l’homme lui donne. La vie ne passe pas comme un fleuve dans lequel nul ne se baigne deux fois. Le passé est comme la vague qui recule pour mieux recouvrir le présent. Le passé est fait de strates qui émergent selon l’écriture automatique des songes et des pensées, des désirs, des regrets, des possibles qui auraient pu exister. La mémoire n’est pas un magasin de souvenirs qui déroule la suite des vécus, mais ce qui, recherchant un point du passé, un instant va irrémédiablement susciter toutes les nappes passées qui lui sont adjointes, car d’instant isolé il n’y a pas. C’est proprement le temps bergsonien que Resnais manipule avec art. G. Deleuze commentera magnifiquement la structure de Je t’aime je t’aime pour expliquer la conception du temps chez Bergson : « L’instant passé pour l’homme est comme un point brillant qui appartient à une nappe, et ne peut en être détaché. Instant ambigu, il participe même de deux nappes, l’amour pour Catrine et le déclin de cet amour. Si bien que le héros ne pourra revivre qu’en parcourant à nouveau ces nappes, et en en parcourant dès lors beaucoup d’autres ».
La souris peut revenir car elle vit un temps linéaire, telle une succession de minutes. Mais l’homme ne se contente pas de suivre un temps, conçu comme une série d’instants juxtaposés. Un instant n’est jamais une minute mais un évènement qui ne peut se soustraire du fond des vécus sur lequel il prend sens et vie. Une promenade avec Catrine suscitera tout ce qui aurait pu se dire, ce qui a précédé, ce qui a suivi, ce qui fut pensé de ce moment. Habituellement, quand on cherche un souvenir c’est pour Bergson afin d’aider notre action et notre présent, de fait il est fort rare de plonger dans une mémoire de purs souvenirs, par pure distraction. Mais si la mémoire est non subordonnée à la nécessité présente, elle devient pleinement interprétative et suggère de plus en plus de choses, l’expansion se faisant de plus en plus profonde. Mais il est fort à craindre que si nous vivions une situation aussi extrême que Claude, c’est-à-dire que nous soyons d’emblée installés dans le passé pur, la mémoire comme force interprétative de mes vécus, non réglée par le rythme de ma vie actuelle, déraillerait, et les images pourraient bien « se précipiter s’il leur plaît avec une rapidité vertigineuse, comme feraient celles du film cinématographique si l’on n’en réglait pas le déroulement ».
Sophie Galabru
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