Je ne suis que le regard des autres, Alain Marc
Je ne suis que le regard des autres, avril 2018, 65 pages, 12€
Ecrivain(s): Alain Marc Edition: Z4 éditions
Charité au loup
solitaire
Ni effet de gorge ni effet de style : c’est indélébile
Çà colle à la grolle comme à la peau : un fond de province çà colle au goulot
Nausée le cœur : beauf c’est glauque
LA RÉALITÉ
est une potion amère
c’est moi qui vous le dis
La réalité – la grande affaire de l’écriture – l’auteur l’assume à plein régime dans un collectif de textes d’apprentissage au titre – versifié – ambigu, zoomant-dézoomant sur quelque quidam raté ratant l’obscur objet turgescent de son désir à un regard près ; badaud badant par défaut ; phallus mental à quatre têtes, déjouant le regard à touche-pipi à distance du sexe ; ces « nouvelles noires » apornographiques de l’internement in vivo, faits mâles, désincarnés ici dans la durée flottante d’une figure falote marquée recto verso du sceau œdipien de la mère, font mal ; de la difficulté de choisir entre la maman et la putain, en six paroxysmes une nouvelle et quelques fragments – dont certains sont réminiscents d’une version numérique antérieure –, assemblés ici le foie gros à cœur ouvert, sous jaquette moussue vert biliaire au long goût de pierre, hésitant entre la figue de barbarie et le raisin de la colère, servis par un existentialisme navigant dans l’interlope au ras de la culotte loin de la touffe, c’est dire à bonne distance de la rose, certains boutons ne parvenant jamais à maturité que sous la contrainte de leurs épines, ces morceaux choisis, en pointillés de suture, comme autant d’arrêts sur image, en appellent au frustrat d’une quête identitaire.
Dès les premiers mots, l’écriture adhère, le souffle halète, colle, à l’évènement, à l’évidence, au corps, au cœur. Traction, tension, action. Rétropédalage. Plan panique. Tsunami mental. Au paroxysme du flashback le couteau expressionniste, l’une meurt l’autre chante, télévisuellement « montre son cul, entièrement nu, en le trémoussant énergiquement ! », dit le point d’exclamation, élément clef de la phrase planté direct dans l’œil, coup de tampon de l’insoutenable dague de l’incongruité, les sirènes hurlantes de deux incompatibles canons, font K.O. le héros à la première personne du singulier ; les mots dès lors, comme réchappés d’un tableau de Munch, n’ont de cesse de se taper concentriquement la tête contre ses propres murs.
Certains textes sont écrits depuis cet espace-temps, celui des tripes, espace contraint du chewing-gum de la semelle à la camisole, cri (l’os le plus long) incarné, temps physiologique de la pensée fixe, virale, toxi-fixe, juke-box de la boule dans la gorge en proie à une scène primitive fondamentale, atlas d’une vie entière, pierre d’angle d’une écriture, le nécessaire lasso du cordon de l’origine.
CRIER est SEUL.Deux mots majuscules. Saillent d’eux-mêmes de la langue en ouverture de l’œuvre au travail autour du chantier de la blessure. Une chirurgie de réparation oscille à rebours entre vie et mort, éros et thanatos, l’autre et soi, le regard et le refus. Zola existentiel aux fourneaux. Aux prises avec les neuro-sapeurs-pompiers du souvenir. Mémoire cellulaire du voyant rouge d’un moment tatoué à vif à même la vue, tout ce qui émane d’une scène mère rémane dans le mot maman.
« (…) s’installe une souffrance, tenace, comme un ciment qui se répand au fond du lit. Lit de souffrance. Et derrière cette souffrance, il y a, une grande… solitude » en forme d’impasse : écrire comme l’on souffre en temps réel, cash, à cœur ouvert, à jets de poulpe : « Aaaahhhhh ! Mais pourquoi donc est-ce que je reste ici ? J’ai tellement besoin d’amour, que je n’ai jamais su, en donner ». Hoquet d’une ponctuation boiteuse, souffle bégayant de l’analysé s’analysant, av(o)eu vrai, livre authentique d’une privation de puissance au pied de laquelle, à genoux, l’écrivain (é)cri(t) sans chichis ; le vrai livre commence, non pas celui de la maman et de la putain mais celui, en miroir d’une scène fondatrice, du « timide et de la prostituée » sur lequel plane encore l’ombre portée de la mère sur le souvenir de la Joconde. « Pourquoi les femmes qui venaient vers lui avaient-elles toujours de petits seins ? ».
Prenant de la distance, déglacé, le souffle s’apaise dans le détail, grain de beauté nasal, soulier usé. Le timide est un genre en soi. Peut-être écrivain, romancier plus ou moins raté, un « écrivain de premier niveau » ne méritant pas « le renom des Lettres », la hampe longiligne de la liane du elle, la question reste en suspens, « aussi, un peu, à la recherche, de lui-même », son style, sa voie, sa voix de mue, sous de faux airs de nana, son masculin féminin pudique. Les gros seins lui font peur qui « lui procuraient comme une attirance, suivie tout de suite d’une répulsion », lui rappellent « peut-être trop la féminité, celle qui lui a échappé tant de fois dans son jeune temps avec sa mère ». Suit une scène formidable, freudienne et frémissante, dans laquelle l’enfant unique lave le dos œdipien de la maman dans une mise en scène incestueuse inventée par la mère.
Travelling avant, quittant travail-femme-enfant, pour passer « dans le clan des écrivains de notoriété » et « remonter jusqu’à la capitale », le timide troque le fer l’amourmarital contre l’aventure pornographique virtuelle : « connaître la chair, la vraie, celle qui repousse les limites »… les siennes et celles de l’écriture, point d’interrogation.
Tous les âges se télescopent dans le timide, toutes les projections, tous les fantasmes, tous les rêves de puissance, toutes les frustrations en pointillés du fantôme de la mère, se résument dans ce tabou : les beaux seins de la maman se refusant au regard du fils, enfant de c(h)œur assoiffé d’amour, le timide est condamné à rester « coincé dans son corps (et) cochon dans sa tête », un cochon de naphtaline, « très très solitaire », marié à la linéarité du désir dans l’espace ambulant du regard, assassinant volontiers des femmes de joie en pensée tout tenaillé qu’il est par l’obsession de la camionnette, figure avortant d’elle-même dans un court-circuit perpétuel de regards.
On aurait pu s’arrêter là, à cette nouvelle fraîche d’excellente facture, sa chute, si ce n’est que le timide se redresse ipso facto dans la bouche d’une autre femme, sous la forme d’un brasero de commentaires sous cache, sous couvert d’une anecdote qui file décidément le malaise, tandis que la tension se dilue dans la miette, le verre pilé s’éreinte dans l’éclat.
De Charybde en Scylla, des seins à l’origine du monde, la tentation était grande et le chemin le plus court passe symboliquement par le lieu le plus obscur, la cave, le plus trivial (partie de cul off exhumée de), la buanderie, le dispositif le plus voyeur, la photographie. La logorrhée n’aime pas la ponctuation, l’auteur la place dans la bouche d’une femme, jambes écarquillées de part et d’autre de l’œil du photographe, la chair décidément, esttriste – je souligne –, la beauté absente, inclus le clap final du vilain petit oiseau lorgnant sur le tablier de la soubrette, bande de vicieux assoiffés et autres complices de la voyureva !, passés au tamis de la confidence, cherchez l’erreur : roublardise de ce lui qui regarde, excitation de ce elle qui rapporte, soif de détails de ce lui qui écoute. Reste qu’il est dur, diantre qu’il est dur, non pas d’être un homme mais de le devenir.
Alain Marc entretient des affinités certaines avec le vérisme. Humain, terriblement humain, son humanisme est-il un existentialisme de poche ou un naturalisme grandeur nature à la Zola ?
Cet homme-là, son il, ce moderne descendant d’Adam, cet abominus nain, ce doux cochonnet concupiscent (qui ne naît pas cochon le devient), coincé sur le mont de Vénus comme dans un bois en berne, ne vient manifestement pas de Mars : il n’en est que plus attachant.
Carole Darricarrère
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