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Je me voyage, Mémoires (Entretiens avec Samuel Dock), Julia Kristeva

Ecrit par Marjorie Rafécas-Poeydomenge 04.03.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Fayard

Je me voyage, Mémoires (Entretiens avec Samuel Dock), octobre 2016, 297 pages, 20 €

Ecrivain(s): Julia Kristeva Edition: Fayard

Je me voyage, Mémoires (Entretiens avec Samuel Dock), Julia Kristeva

 

S’entretenir avec une femme aussi érudite, brillante et authentique que Julia Kristeva exige un interlocuteur de qualité, ce que réussit avec brio Samuel Dock, psychologue clinicien face à la psychanalyste de renom pour laquelle aucun détail ne lui échappe. Comme Nietzsche, Julia Kristeva est « nuance » et ne supporte pas les auteurs « qui jouissent de trancher dans le vif de tout ce qui les excite », ce « marketing déprimé ». Elle préfère tout disséquer, puiser dans sa mémoire insatiable, ce qui ne l’empêche pas de s’être forgé des convictions solides au fil de son « voyage » de réflexions. Comme celle sur les femmes : « Je n’ai jamais compris comment les femmes pouvaient se vivre comme le “deuxième sexe”. Pour moi la féminité exprime l’indéniable, l’irréfragable de la vie ».

Julia Kristeva est résolument une femme libre. Déracinée mais libre. En effet, ce sentiment de déracinement (par ses origines bulgares) est très prégnant dans ce livre. Elle a toujours ressenti un sentiment de solitude malgré sa bonne intégration dans la société française. Elle s’est toujours sentie faite pour la solitude et se récitait Nietzsche : « Souffrir de la solitude, mauvais signe : je n’ai souffert que dans la multitude ».

Ce sentiment d’étrangeté n’a jamais disparu. Elle se sent encore comme « une slave romantique qui aspire à l’impossible plénitude passionnelle ». Mais le déracinement n’est-il pas le lot de n’importe quel philosophe ? « Le philosophe s’étonne, car il est étranger à la communauté ». « La vie théorique est une vie étrangère ».

Ce livre conçu sous formes d’entretiens est organisé autour de sa jeunesse bulgare, son arrivée en France, son couple avec Philippe Sollers, sa grossesse et sa maternité, sa vie d’intellectuelle reconnue au niveau mondial, son œuvre et ses romans. Un voyage très intense où l’on apprécie la finesse des réflexions de Julia Kristeva. Même si on n’a pas lu toute son œuvre, Samuel Dock nous aide en rappelant à chaque fois dans ses questions les traits saillants de ses livres. Dès lors, point nécessaire de maîtriser l’ensemble des livres de Kristeva pour voyager à travers ces pages.

L’érudition et la passion pour la langue française de Julia Kristeva est impressionnante. Elle réalise sa thèse de doctorat sur la Révolution du langage poétique, notamment sur Mallarmé et Lautréamont. Comme le rappelle Samuel Dock, « celui qui ne se révolte pas est mort psychiquement ». Selon la psychanalyste, l’histoire du XIXème siècle est foisonnante, avec la guerre franco-prussienne, la Commune de Paris, l’anarchisme, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la réévaluation de l’alexandrin et l’invention du vers libre, la folie en bord à bord avec la rationalité classique et l’avant goût du surréalisme. Elle aime les forces disruptives des pulsions dans la poésie surréaliste ou dans Baudelaire. Ses champs d’investigation sont le rapport au sacré, l’expérience esthétique, la maternité, la dépression, l’adolescence… Au fur et à mesure, elle acquiert « la conviction qu’il n’y a pas une Littérature mais une expérience imaginaire qui se décline dans une pluralité de styles, de genres et de saveurs, dont la seule raison d’être est de s’opposer à la pensée unique qui caractérise les totalitarismes ».

Quant à son couple avec Philippe Sollers, c’est l’histoire d’une rencontre entre deux étrangetés. La conception de l’amour de Julia est à la fois simple et déroutante. Elle reprend l’expression de Marilyn Monroe à son compte « I’m incurably romantic ». « Cette alchimie, seul le roman peut l’effleurer ». Sollers a un comportement « que l’on attribue aux anges ». A la fois humain et divin, il oscille entre proximité et totale absence. Julia trouve cette dualité attachante.

Selon elle, l’amour « ne peut se dire qu’en métaphore ». Pour essayer de l’approcher, les humains ont inventé les figures et les genres littéraires, la musique, les arts. D’autres préfèrent la spiritualité. Dans Pulsions du temps, elle écrit « nous sommes tous des adolescents quand nous sommes amoureux ». Or l’adolescent est un croyant qui croit dur comme fer que la satisfaction absolue existe…

Existe-t-il également des amours véritables sans secret ? « Le secret, lui, est une alchimie qui nous donne le droit de nous chercher sans blesser les autres », écrit Julia Kristeva dans Les Samouraïs.

Julia a également beaucoup œuvré dans la société pour changer le regard sur le handicap. Son fils David atteint d’une maladie rare a changé le sens de son existence et celle de son mari. Elle souligne que dans notre civilisation « la mort est soit déniée (les religions promettent la vie éternelle), soit refoulée, impensée, censurée par le culte de la performance, croissance, jouissance ». Les situations de handicap rappellent la permanence en nous de « la mort, de ses accidents et de ses possibles retardements ». La politique du handicap vise à apprivoiser cette peur.

Après tout ce voyage riche en expériences et rencontres, Julia nous surprend par sa conception du bonheur, qui est loin d’être celle de l’opinion commune.

« Aussi loin que je m’en souvienne, le bonheur est le deuil du malheur. Cela arrive par épuisement du malheur. Les gens prétendument heureux qui ont occulté le mal-être sont insignifiants ».

Une belle leçon de sagesse en somme.

 

Marjorie Rafécas Poeydomenge

 


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A propos de l'écrivain

Julia Kristeva

 

Julia Kristeva, née le 24 juin 1941 à Sliven (Bulgarie), est philosophe, psychanalyste, féministe, et écrivain française d'origine bulgare et professeur émérite de l'université Paris VII - Diderot.

 

 

A propos du rédacteur

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

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Passionnée de philosophie et des sciences humaines, l'auteur publie régulièrement des articles sur son blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade). Quelques années auparavant, elle a également participé à l'aventure des cafés philo, de Socrate & co, le magazine (hélas disparu) de l'actualité vue par les philosophes et du Vilain petit canard. Elle est l'auteur de l'ouvrage "Descartes n'était pas Vierge".