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J’étais à deux pas de la Ville Impériale (1/10)

Ecrit par Didier Ayres 04.09.14 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

J’étais à deux pas de la Ville Impériale (1/10)

 

Texte pour le théâtre créé durant les manifestations à la mémoire de Bernard-Marie Koltès au printemps 2009 à Metz, résidence d’écriture rendue possible par la DRAC livre Lorraine et la ville de Metz.

 

-I-

La notoriété ?

Tu veux dire ?

Cette actrice ne mangeait pas et elle trinquait au gin une partie de la nuit.

Tu veux dire ?

Tu sais quelque chose ?

Alors, un baiser.

Non ?

Pour faire plaisir à ton neveu.

Les affaires de famille ne s’arrangent jamais en famille, et c’est pour ça qu’ils veulent que j’aille à La Bourboule. C’est loufoque, non ?

Moi, les villes d’eau…

Par exemple, la levée du drapeau.

L’alcool.

Oui, le gin avec de l’eau de Seltz.

Elle ?

C’est pire. Il y a un style dans ce qu’il écrit, c’est même sensible dans la presse, dans le journal d’Andorre ou à Font-Romeu.

Elle ?

Tu trouves ?

Une simple affaire de conscience professionnelle.

Quoi ?

Un truc en isme.

Je veux dire étudier avec précision.

Tu as raison.

Un mot de plus ?

Non.

 

(en aparté)

Mon médecin ne dit pas ce qu’il pense. Moi, ça me dégoûte. Je ne quitterai pas le Pas de la Case. Par une nuit très froide d’hiver, je ne sortirai pas d’ici. Je dois faire ce qui m’intéresse. J’ai une instruction très stricte. On m’a appris à résister. Vaincre la colère, mais sans rien d’autre qu’avec la propre conscience que l’on a de soi. L’enfer de la colère. Ça n’empêche pas que je le trouve attirant. Il sait qu’il est attirant. Ils n’en finissent pas de monter le mur de l’ancien cloître St-Vincent. Il vaudrait mieux abandonner. Tout laisser. Et ce n’est pas la question du délabrement psychique de ces sept dernières années. Ma famille c’était une sorte d’idéal. Une petite communauté idéale et sans souci. Moi, j’avais pas le don, pour les idéaux et tout ça. Nous deux. Tous les deux. Dans une jolie ville, bien propre. Une ville très grise et bien tenue. Disons que c’est une très grande fatigue et pas un délabrement psychologique. Un épuisement. L’aboulie. J’ai perdu les traits de ma beauté. La maladie. La maladie et la mort. Le jeune homme et la mort, c’est ce qu’il faudrait dire. Une mélancolie universelle. Et ça dure. Ça persiste. Je suis dans la vie comme une flèche de feu. Que puis-je y faire ? Se faire du mal, voilà tout. Avoir peur. Peur.

 

Une gare dans le Valais

Bonsoir.

A bientôt.

Tu tiens au courant.

Tu appelles ?

A la semaine prochaine.

Salut.

La patience de tes amis.

Elle dit ça parce que j’ai épousé la nièce des industries pharmaceutiques qui commercialisent les molécules pour le cancer de la peau.

Le père est dans la banque.

La valeur ?

La valeur ajoutée.

Et tout ça avec une passation de pouvoir qui n’en finit pas.

Ça c’est une erreur. C’est une erreur de dire que les événements d’aujourd’hui sont les mêmes qu’il y a six mois.

Ludovic ?

Non, Benjamin.

Comme le musicien.

Oui.

La famille.

Excepté sa femme.

C’est un très beau panorama.

C’est très clair. Vaste. Limpide. Aéré. Agréable. Les conditions sont bonnes. Très bonnes.

À propos de rien.

Non, à propos de tout.

Non, le musicien.

C’est une affaire d’argent.

Lui, et les deux autres.

La police d’assurance court à 250.000 livres.

Tu vois, là, cette petite cicatrice en forme de dague ? C’est ton demi-frère, avec ta cousine.

En tout cas, les deux tiers.

Comment tu écris ?

Avec un Y et un S à la fin.

Tu vois, une façon bien à lui d’attaquer le scherzo.

C’est le petit-fils du compositeur espagnol d’origine juive qui s’est installé en Suisse il y a deux ans.

Il aurait fallu quitter la maison natale, vendre le piano, un Pleyel, faire un don colossal à la fondation, et se séparer des manuscrits autographes.

Tu veux bien prendre ma valise ?

Regarde, si tu veux.

Au final, il n’y a que la justice pour trancher dans cette affaire.

C’est une question d’une semaine.

Une salle de concert ! Magnifique ! Un fer à cheval et une acoustique extraordinaire.

Gênes ?

Non, Naples.

Palerme, en vérité.

Ravenne et son architecture byzantine ?

Ecoute ça.

Il a pris un peu de poids.

Le succès ? A son âge ? Non, vraiment, non.

On ne peut pas savoir.

C’est comme une pluie de feu.

C’est votre petite fille ?

Quelle jolie robe.

Tout ça couleur chewing-gum.

Mon fils ne veut pas faire de musique.

Il veut entrer dans un corps de balai.

A l’opéra ?

J’aurai appris à me taire.

La nausée ?

Oui, un peu.

C’est nerveux.

Non.

Donne ton téléphone que je note.

Avec un S à la fin.

Le Philharmonique ?

Non, je vais à Bucarest.

Tu as lu ça ?

Non.

Non ?

Non.

J’aime ce scherzo, c’est que je préfère.

C’est une drôle de manière de dire au revoir.

Je lui disais que son idée est complètement fausse, et que le monde n’est pas une ruche et nous ne sommes pas des abeilles, et même s’il existe des ruchers, on peut penser que ce n’est qu’une partie de l’existence et pas l’existence entière.

Ils auraient voulu que je cède.

Non. Juste une semaine. Puis retour à Berne.

Je trouve que c’est un moment hors pair.

Tu le connais ?

C’est un joueur d’échec.

Ici ?

Non.

Non ?

Non.

La musique ?

Une paire de bottes rouges en cuir vernis et des impressions de python.

Au revoir.

Au revoir.

Au revoir.

La musique ?

 

(en aparté)

Un long chemin à faire. Des routes. Partir avec un homme de quarante-deux ans, sans savoir ! Non. Ce n’est pas une bonne chose. Je veux dire partir. Faire de la route. Il vient de Nancy, et Nancy c’est pas très loin. Il parle cinq langues. Moi, je sais. Il aime Sinatra. Il a tous ses disques. La mégalomanie. C’est ça qu’ils disent. Alors, à Nancy on sait bien ce qu’on y fait. Il y a des jours où il ne me reconnaît même pas. Il est perdu. Il donne de l’argent à n’importe qui. Si je mets du blanc, il met du blanc. On n’oblige personne à voir de la même manière. On ne sait jamais comment ça tourne. Voilà, c’est l’effet que cela me fait. Oui, un tempérament.

 

A suivre

 

Didier Ayres

 


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A propos du rédacteur

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.