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Honorer la fureur, Rodolphe Barry (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 15.02.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Points

Honorer la fureur, 304 pages, 7,40 €

Ecrivain(s): Rodolphe Barry Edition: Points

Honorer la fureur, Rodolphe Barry (par Léon-Marc Levy)

 

Barry bâtit un roman à partir d’une recherche biographique rigoureuse sur une partie essentielle de la vie du grand – et pourtant bien négligé – James Agee. Et c’est bien d’un roman qu’il s’agit car les jours et les heures de ces années fiévreuses d’Agee sont tissés dans une trame narrative en grande partie fictionnelle mais néanmoins fondée sur les éléments de la réalité. Agee, personnage bouillant, souvent emporté par ses élans passionnés, apparaît ici, page après page, dans ses recoins, ses complexités, ses excès, ses folies.

Agee est journaliste, grand lecteur de Thomas Wolfe et William Faulkner dont il rêve d’atteindre l’art. Il va même jusqu’à se promener dans le quartier de NYC où on lui a dit qu’habite Wolfe dans l’espoir de le croiser.

« La ville est aussi insomniaque que lui. Il cherche le visage des promeneurs, l’un d’eux pourrait être celui de Thomas Wolfe dont il a découpé le portrait dans un journal. Il a appris que l’auteur de L’Ange exilé vivait dans un modeste meublé dans le quartier assyrien du sud de Brooklyn, dont il ne sort qu’à la nuit tombée, la main gauche tachée d’encre ».

Il est très influencé par les thèses marxistes et s’enflamme pour les causes sociales. Son véritable moment fondateur c’est son expédition, en 1936, dans le Sud profond, en Alabama, en compagnie du grand photographe Walker Evans. Les deux hommes y rencontrent des familles de fermiers pauvres enfoncés dans leur grande misère matérielle et morale. Ils vivent avec eux pendant quelques semaines, partagent leur repas, leur peur de la mauvaise récolte, l’enfer quotidien de leur vie. C’est un choc tellurique pour les deux hommes et pour Agee en particulier. Plus jamais il n’oubliera les trois familles qu’il a rencontrées, la détresse dans leurs yeux et le courage dans leur cœur. Il leur promet de faire savoir, sa mission, au retour, sera de faire savoir, à tout prix, à tout le monde, par une publication qu’il veut grande, son expérience et les photos sublimes de Walker.

Leur retour vers NYC est halluciné, entre la crainte de ce qui les attend « le couteau entre les dents » des patrons de Fortune, le magazine qui les a envoyés dans ce reportage, et l’incrédulité devant ce qu’ils ont vu et entendu pendant leur séjour, incrédulité qui grandit à mesure qu’ils approchent des grandes villes du Nord.

« Retrouver cette civilisation les rebute au point de passer une nuit dans la voiture à cinquante bornes de Manhattan. Ils avalent des œufs brouillés dans un restaurant de bord de route et se rendent compte qu’ils bougent et parlent encore comme sur le plateau de Mills Hill. D’habitude si soucieux de sa tenue, Walker a gardé sa chemise légère et son pantalon de toile, et James, cheveux poisseux et casquette vissée sur la tête, pas rasé depuis des jours, reste pieds nus dans ses sandales poussiéreuses. D’où arrivent-ils ? Qu’ont-ils vu ? Se peut-il qu’à cette heure, Burroughs, Tingle et Fields traînent leur hotte de coton ? Que Allie Mae lave son linge élimé à coups de battoir insensés dans sa bassine de fer-blanc ? Une lumière est entrée dans leurs yeux jusqu’à les déchirer ».

Missionnaire. Avec l’obstination, l’exaltation, la folie que cette fonction implique. De journaux en maisons d’édition, de supplications en disputes, d’espoirs en échecs cuisants, Agee va puiser dans ses ressources les plus profondes avant d’obtenir, enfin, la publication de ce qui sera son livre le plus connu : Let Us Now Praise Famous Men, Three Tenant Families (Louons maintenant les grands hommes. Alabama, 3 familles de métayers en 1936. En France, PLON « Terre Humaine » 1972 puis Pocket 2003)

Cosigné avec Walker Evans le livre connaît peu à peu un incontestable succès d’estime. Mais il n’aidera guère Agee dans sa carrière de journaliste. L’anticommunisme est profond aux USA et rien ne lui sera pardonné, rien ne lui sera facilité.

La tristesse le gagne souvent quelques années plus tard, le découragement parfois.

« Combien de fois s’est-il retrouvé à l’aube, à marcher sur les trottoirs humides de Manhattan, la tête peine de pensées délétères ? En chemin, il passe devant l’immeuble des éditions Scribner’s et se souvient du temps où il traînait dans le coin avec l’espoir d’y croiser Thomas Wolfe. Les mots qui ouvrent son Ange exilé lui reviennent, précis et sûrs : « Le souvenir sans voix, nous cherchons le grand langage oublié, le terme perdu du chemin qui mène au paradis, une pierre, une feuille, une porte inconnue. Où ? Quand ? ». Qu’a-t-il fait de ces années ?

Hollywood et John Huston le sortiront de l’ombre – il est le scénariste immortel African Queen – par des amitiés lumineuses.

Rodolphe Barry, en nous faisant partager ces quelques années de l’auteur américain le plus sous-estimé, nous rappelle à la lecture d’une œuvre superbe, frappée au sceau de la passion et du talent. Lisons, relisons Louons maintenant les grands hommes, une mort dans la famille, trois familles de métayers.

Et c’est Cormac McCarthy qui clôt ce chemin auprès de James Agee, qui ferme ce beau livre. Il va à Knoxville, voir la maison d’Agee, il s’est levé à l’aube pour sauter dans son vieux pick-up.

« Il va rouler doucement, sans doute peiner dans les cols, mais avec un peu de chance, il sera rentré avant la mauvaise heure. Le moteur tourne, il se recueille un moment devant ce qui fut autrefois une grande bâtisse de deux étages avec porche et jardin, royaume d’une enfance et paradis perdu. Il lui plaît de recycler ces pierres où un visage est gravé et qui diffusent le rayonnement d’une présence. McCarthy n’est pas du genre superstitieux, et encore moins idolâtre, mais pourquoi ne pas se placer sous les meilleurs auspices ? Il sera en bonne compagnie, l’esprit de James Agee veillera sur lui. Il est prêt à écrire son roman, Un enfant de Dieu. On est tous des enfants de Dieu, dit le blues, « All God’s children ! ».

 

Léon-Marc Levy


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A propos de l'écrivain

Rodolphe Barry

 

Rodolphe Barry est auteur d’un premier essai, Rencontres avec Charles Juliet, édité à La Passe du Vent publié en 2000. La même année, il réalise Libre le chemin, un film consacré à la vie et l’œuvre de Charles Juliet. Devenir Carver est son premier roman.

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /