Histoires impossibles, Ambrose Bierce (par Léon-Marc Levy)
Histoires impossibles, Ambrose Bierce, Grasset, Les Cahiers Rouges, 1985, trad. américain, Jacques Papy, 159 pages, 7,50 €
Edition: Grasset
Commençons par écarter une lourde hypothèse qui pèse sur Ambrose Bierce et son œuvre : la ressemblance avec Edgar Allan Poe, son contemporain. Tous deux sont américains certes, tous deux écrivent dans un genre qui inscrit le fantastique dans sa courbe narrative assurément. Mais là s’arrêtent, absolument, les rapprochements possibles.
Le monde de Poe est fait de lieux lugubres, de rues sombres, de maisons malfaisantes, de cadres urbains maléfiques. Celui de Bierce est essentiellement rural, naturel, souvent enchanteur avant que ne surgisse l’effroi. On peut voir à cet écart local la naissance des deux écrivains : Poe, fils de Boston. Bierce fils d’un État alors très rural, l’Ohio, dans la petite localité de Cave Creek.
L’univers littéraire de Bierce semble droit sorti des œuvres de Henry David Thoreau. La Nature est d’abord chez lui beauté, asile, recueillement. Certains passages semblent sortis tout droit de Walden.
J’aime la solitude et j’aime aussi la nuit ; en conséquence j’eus vite pris la résolution de camper. Quand vint l’obscurité, j’avais déjà préparé mon lit d’herbes et de brindilles dans un coin de la pièce, et je faisais rôtir une caille à un feu que je venais d’allumer sur l’âtre. La fumée s’échappait par la cheminée en ruine, les flammes éclairaient agréablement la pièce, et, tout en mangeant mon frugal repas arrosé d’un fond de bouteille de vin rouge, je goûtais une sensation de bien-être qu’une meilleure chère et un meilleur logis ne donnent pas toujours.
Mais la rupture de ton n’en est que plus brutale : j’éprouvais une sensation de bien-être, mais non pas de sécurité. L’art narratif déployé par Bierce dans toutes les nouvelles de ce recueil est là : l’angoisse, puis la peur, enfin la terreur surgissent du cœur de la sérénité. On pense alors à l’expérience terrible de Bierce pendant la Guerre Civile – lors de laquelle il combattit quatre ans au sein des forces de l’Union – qui inonde de façon directe ou indirecte toute son œuvre. Ambrose Bierce mit vingt ans avant de pouvoir s’en libérer dans l’écriture. Tous ses compagnons tombés auprès de lui à Shiloh, Stone’s River, Chickamauga, peuplent ses nouvelles de fantômes familiers et terrifiants, sources permanentes de tension et d’angoisse. Chaque histoire « impossible » est un bout de chemin dans la mémoire meurtrie d’une guerre qui fit près de 700.000 morts et marque à jamais le sol américain du sang de ses fils, trop oubliés, une errance entre les tombes ineffaçables. Ainsi dans ce cimetière perdu dans un coin qui l’est tout autant.
Épars entre les buissons se trouvaient des enclos dont chacun contenait une ou plusieurs tombes. Celles-ci se reconnaissaient pour telles aux pierres décolorées ou aux planches pourries, inclinées à divers angles, délimitant leur chevet et leur pied ; ou encore aux clôtures de piquets qui les entouraient. Rarement le gravier d’un tertre apparaissait à travers les feuilles mortes. Parfois, l’emplacement où reposait la dépouille d’un pauvre mortel, abandonnée de « ses amis plongés dans l’affliction », était marquée par une simple dépression du sol, plus durable que celle laissée par son trépas. Les allées avaient depuis longtemps disparu. D’énormes arbres avaient poussé sur les tombes, renversant les clôtures de leurs racines ou de leurs branches. Partout régnait une atmosphère d’abandon et de décrépitude qui n’est nulle part plus séante que dans une cité de morts oubliés.
Au contraire de Poe, ou de Maupassant, l’effroi chez Bierce provient du dehors. A ce titre l’élément fantastique est inscrit dans les canons du genre : bêtes fabuleuses et terribles, fantômes et goules effroyables, loups-garous, peuplent ces nouvelles. La force de Bierce est de marquer ces figures d’une trace radicale de modernité : sous la narration anxiogène, repose souvent un regard sarcastique, voire grotesque, qui imprime une sorte de distance qui rappelle fortement le grand Washington Irving et ses contes du Sleepy Hollow ou de Rip Van Winkle.
Ambrose Bierce est profondément ancré dans le terreau éternel de la grande littérature de l’Amérique, et de son Histoire.
Léon-Marc Levy
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