Hergé Le passager du XXe siècle, Fabrice Boumahdi
Hergé Le passager du XXe siècle, Fabrice Boumahdi, octobre 2017, 248 pages, 23 €
Ecrivain(s): Fabrice Boumahdi Edition: Editions Honoré Champion
En 1966, Pierre Assouline, maître ès biographies, donnait (chez Plon) celle qui s’imposait immédiatement comme modèle, reprise en outre « revue et corrigée » deux ans plus tard en Folio (Gallimard). Ces quelque 820 pages éclairèrent avec force et pertinence qui fut Georges (Prosper) Rémi (22 mai 1907-3 mars 1983) dit Hergé, levant le voile sur les racines, la formation, les influences, une personnalité bien moins lisse qu’on pourrait l’imaginer. Comme on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, l’angle d’attaque de Fabrice Boumahdi se veut différent. Son travail s’inscrit dans cette collection « Passeurs d’idées » dont le propos est de cerner comment des auteurs se sont inscrits dans leur époque au point d’influer de façon « profondément marquante dans la mémoire collective ».
Le substrat établi sans ambiguïté – un milieu belge petit bourgeois catholique, déterminant au départ une vision et des convictions assurées –, il va s’agir de montrer à quel point Hergé aura fait passer dans son œuvre, et principalement bien sûr dans Les Aventures de Tintin, tous les conflits, toutes les données majeures du XXe siècle.
Ce scout chef de patrouille, qui entre dans le « métier » de dessinateur dès ses 15 ans, fait très vite preuve d’un talent repéré par l’abbé Norbert Wallez, directeur justement du Vingtième siècle, ouvertement « clérical et nationaliste » et de son supplément pour la jeunesse Le Petit Vingtième qui va accueillir en 1926 Totor CP des Hannetons, banc d’essai préfigurant le reporter à la houppe et en culottes de golf lancé bientôt à travers le monde. Le premier album, Tintin au Pays des Soviets, sortira des presses en 1930 ; suivront 22 titres jusqu’à Tintin et les Picaros (1976) ; prolongés en 1986 par l’esquisse de Tintin et l’Alph-Art, cette ébauche dont on ne saura jamais si et comment Hergé serait parvenu à la mener à son terme. Plus que fidèle à ses amitiés, y compris le sulfureux Léon Degrelle, et à ses convictions de base, Hergé l’est resté pendant le conflit et sa contribution assumée au Soir de Bruxelles devenu journal collaborationniste, puis dans les temps qui suivirent. C’est donc l’une des grilles de lecture, l’une des clés essentielles pour ceux qui désirent décrypter les tribulations du « chevalier des temps modernes » – mais ce regard dessillé, ces enfants naïfs que nous fûmes, lecteurs au premier degré s’il en est, souhaitent-ils le porter ?
Toujours est-il que dès l’introduction de la présente étude, il est affirmé à son bon droit que Hergé « fait partie de notre culture classique » et qu’on peut le qualifier de « génie ». Tintin érigé en albums, c’est un jalon majeur dans l’essor et le succès exponentiel de la Bande dessinée européenne, ce 9ème Art comme l’a identifié Francis Lacassin. Il a constitué durablement un archétype de la « BD » et s’est inscrit dans nos existences. Au fil des différents thèmes ici abordés, sont dégagés, décrits et analysés : les étapes de la vie d’Hergé, sa lucidité et ses presciences, sa réserve naturelle devenue célébrité, les Tintin successifs et la joyeuse cohorte des compagnons – le cher petit Milou, d’abord, le Capitaine Haddock, Professeur Tournesol, les Dupondt détectives, la cantatrice Bianca Castafiore, Tchang qui dans la réalité fit sortir Hergé de son cocon initial et élargit son horizon, et leurs adversaires figures du mal qu’il faut combattre et abattre ; dans la recension finale, « résumé commenté », ne sont oubliés ni les gamins espiègles Quick et Flupke, ni Jo, Zette et Jocko. Sans doute ne sera-t-on pas d’accord sur la part disproportionnée conférée à certaines démonstrations – par exemple sur le Tintin chez les Soviets à l’anticommunisme caricatural, ou Tintin au Congo – avec les appréciations portées sur tel ou tel personnage, telle préférence – à chacun les siennes – assénée en certitude, ni diverses constructions assez artificielles – on pense au chapitre traitant de la place du « sport » –, non plus qu’avec certaines simplifications de l’Histoire. L’ensemble n’en est pas moins suggestif. Quant aux index récapitulatifs – curieusement Tryphon Tournesol semble s’être absenté de celui des « personnages » –, ils forment un appendice final nécessaire et bien venu.
Jean Durry
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