Frog, Jerome Charyn (par Léon-Marc Levy)
Frog (Paradise Man, 1987), trad. américain, Marc Chénetier, 413 pages, 10,30 €
Ecrivain(s): Jerome Charyn Edition: Folio (Gallimard)
Les fictions de Jerome Charyn sont hantées, habitées par des personnages tout droit sortis d’un enfer imaginaire et sertis dans un monde taillé à la serpe, dans une écriture baroque flamboyante. Il est difficile de ne pas évoquer immédiatement Tarantino, tant ce roman semble ouvrir la voie au Reservoir Dogs et autre Pulp Fiction avec rien moins que 20 ans d’avance. Le héros de l’histoire, Holden, est un tueur déjanté, capable de tout, surtout du pire, mais qui avance dans son « métier » comme le ferait un chevalier médiéval, avec un code de l’honneur, des valeurs morales, des vertus privées, bref un personnage ahurissant. C’est la geste d’un tueur glacial, sans trace de haine ou d’affect, Holden, qui réserve sa sensibilité aux amis fidèles, aux femmes et à une petite fille découverte lors d’un « contrat » et pour laquelle il mettra toute son énergie à la protéger des dangers multiples qui la menacent, quoi qu’il en coûte. Holden est le héros sombre d’un New York fantasmé, le super héros meurtrier professionnel.
New York, l’antre hypertrophié de Jerome Charyn, ses mélanges, ses strates ethniques sans cesse renouvelées, le Queens et Manhattan, les (très) pauvres et les milliardaires, les bandes organisées, les univers empilés. Cubains exilés avec armes et bagages, avec religion et superstitions, avec la violence chevillée au corps et à l’âme. Les Bandidos. Les fourreurs de NYC, milliardaires et gangsters, à l’occasion prodigieux stylistes de mode. C’est pour eux que travaille Holden, dans un affrontement sordide avec les Bandidos. Le sang et la noirceur et puis…
Et puis il aperçut alors une paire d’yeux sous la table, dans la pénombre et la poussière. Comme un léopard venu le hanter de son regard fiévreux : des yeux de bête. Le léopard était une petite fille. Avec des cheveux noirs. Une Marielita en robe rouge.
Le miracle opère dans les failles de vagues souvenirs ancrés. Avignon (France) où Holden est né par un hasard improbable. Des souvenirs hantés de père.
« Papa, dit-elle.
– Je ne suis pas ton papa. Je suis Holden ? Parle-moi, querida.
– Papa, dit-elle.
– Bon, entendu, je serai ton papa. Mais parle-moi ».
Il n’arrivait à rien avec cette petite. Elle restait assise sous la table, à contempler Holden depuis son nid de soie. La petite dame du port, la reine de Mariel. Un soudain frisson agita Holden, pareil à un sac de lumière qui lui éclatait dans le crâne. Il était bien son papa, d’une façon indéfinissable. Holden avait conçu une léoparde. Il était né en Avignon, la cité des papes, avec un point sous le cœur ; le point avait grandi. Il n’avait pas eu de maman dont il se souvienne, bien que son papa parlât à l’occasion d’une femme qui avait surgi de l’obscurité de rues médiévales. Il était censé ressembler à cette dame fantôme. Et voilà qu’une fille venait de surgir de sa propre poitrine.
Holden condense en lui New York. La ville violente et la ville de culture. La Cité de tous les rêves et de tous les cauchemars. Il lit Aristote et Shakespeare, il aime l’opéra, le théâtre, le cinéma. Holden est le pur produit de sa ville de contrastes brutaux, où la réalité et la fiction littéraire ou cinématographique se tricotent en mailles serrées, où chaque rue semble issue de l’imagination d’un écrivain, traversée par des lumières et des sons en myriades.
Il prit par Broadway et longea l’épine dorsale de Manhattan, descendit vers le bas de l’île comme qui n’est jamais venu à New York, suivit une enfilade interminable d’illuminations latines. Des hommes et des femmes étaient assis devant les marketas, à trois heures du matin. Un jeune garçon lui fit une sérénade, avec sa mandoline. Une toute petite fille lui envoya une chanson, du haut de sa fenêtre. « Tío, tío ». Voilà qu’il était maintenant tonton Holden, celui dont l’avenir avait été fourré dans un cou de poulet**. Mais Broadway ne ressemblait en rien aux boulevards morts de Queens, où les pizzerias fermaient à dix heures.
Les yeux et le cœur qui rétrécissent quand il tue. Les yeux et le cœur qui s’ouvrent largement quand il aime. Holden est un personnage mythique, dieu et démon tour à tour. Et la Chanson de geste que Charyn lui dédie est d’un grand écrivain.
Léon-Marc Levy
** Malédiction vaudou dont Holden a été l’objet de la part des Bandidos cubains.
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