Identification

Féminisme et philosophie, Geneviève Fraisse (par Yasmina Mahdi)

le 27.03.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Féminisme et philosophie, Geneviève Fraisse, Folio Essais janvier 2020, 366 pages, 8 €

Féminisme et philosophie, Geneviève Fraisse (par Yasmina Mahdi)

 

Identification du féminin

La philosophe Geneviève Fraisse introduit son ouvrage Féminisme et philosophie sous l’angle de l’épistémologie, pour mener une longue étude critique autour de concepts ancrés de façon conventionnelle, dans le trope (par exemple, sensible égal féminin, la catachrèse de « l’éternel féminin »), et la doxa misogyne de la pensée hétérocentrée. Elle écrit que « le politique et l’économique se croisent dans l’espace capitaliste au travers des corps sexués ». « Le corps des femmes » est le sujet/objet de la propagande de l’image et de l’écrit. Ce corps-sujet ne s’avance pas masqué, il surgit d’emblée sans équivoque, offert aux regards (dans le cinéma, les arts visuels), édifié selon les canons esthétiques de l’hétérosexualité dominante. La philosophe compare les situations historiques, à la recherche des impensés de la société, afin de se « défaire [des] pratiques autoritaires (…) du mandarinat » et du savoir institutionnalisé. Tout d’abord, Geneviève Fraisse se définit comme une « colporteuse », quelqu’un qui transporte des marchandises, les échange ou les vend, profession de vendeurs et vendeuses ambulantes, très pauvres, menacés de mort au 18e siècle pour celles et ceux qui diffusaient de la presse clandestine.

Les colporteuses, à un certain égard, se retrouvent chez les blanchisseuses parisiennes, qui « ont la réputation d’avoir la langue déliée et de faire naître et répandre les rumeurs. La Révolution les trouvera sans-culottes » (Être femme en 1789, Le quotidien des femmes, histoire.savoir.fr, 2012).

Les théories du genre (différentialistes et américaines, universalistes et françaises), de La Pensée straight de Monica Wittig à la théorie queer de Judith Butler remettent en cause les catégories sexuelles, d’où l’émergence du transgenre, de la transidentité, catégories qui se distinguent des intersexuations et qui rentrent en force dans l’espace contemporain des droits de l’homme ; voire le fameux mot de Wittig, en 1978 : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes ». En avançant dans la lecture de l’essai, l’on constate sur la base d’exemples concrets, que le système familial forme un pilier de la structure sociétale, économique et politique, depuis la construction du pater familias romain et de la famille nucléaire du 19e siècle. Geneviève Fraisse met en avant un point particulier, celui de « la sexuation du monde ». L’essayiste cite les travaux de l’historienne Joan Kelly, qui note que dès « la fin du Moyen Âge, l’humanisme de la Renaissance n’est pas favorable aux femmes. En privilégiant un modèle de servitude chevaleresque, la noblesse de la Renaissance réduit leur espace d’initiative ».

Des différences et des antithèses se font jour selon les directions idéologiques de penseurs de siècles précédents, comportant bien des archaïsmes, notamment le Contrat Social de Rousseau qui évince les idées émancipatrices d’Olympes de Gouges. G. Fraisse souligne par ailleurs « l’antiféminisme et [la]misogynie » de Proudhon, et sa théorie de « l’inégalité dans le foyer (…) nécessaire à l’action révolutionnaire ». Également, au sein des courants féministes pluriels, des notions parfois contradictoires s’affirment, sans qu’il y ait des divergences incompatibles. Ainsi, des entretiens et des articles, des récits divers, autobiographiques – autour de la « disqualification » dont l’auteure a été l’objet par exemple –, forment le corpus de ce livre dynamique, Féminisme et philosophie. Les écrits de Geneviève Fraisse croisent ceux d’Arlette Farge et de Michelle Perrot, axés sur les archives et les enquêtes, menées sur le quotidien des femmes du peuple, existences seulement mentionnées lors d’actes de décès ou de naissances.

La deuxième partie de l’essai est occupée par la question du « corps collectif », et de la très ancienne problématique de la supposée coupure entre raison et sentiment des femmes. G. Fraisse examine les états du corps souffrant, du « corps qui réclame », du « corps (…) à disposition de l’autre sexe, comme bien, comme sexe ». D’ailleurs, au 18e siècle, l’existence des femmes était réduite à une analogie douteuse, le « beau sexe », puis le « sexe » tout court, ce qui a créé une entité bizarre, « La Femme ». La philosophe mentionne à plusieurs reprises l’existence de manuels abolitionnistes, traitant du servage féminin, ouvrages de lutte de François Poulain de la Barre, Constance de Salm, Fanny Raoul, Clémence de Royer, Marie de Gournay, etc., précurseurs de l’égalitarisme entre les sexes.

Voyons les propos de G. Fraisse concernant les sociétés industrialisées, « pour montrer que des Lumières jusqu’à une époque récente, le refus de l’égalité des sexes a été un trait constant - soit implicite soit formulé à la va-vite – de la pensée démocratique la plus radicale », ou « Le capitalisme moderne peut absorber l’émancipation des femmes, comme partisanes ou fonctionnaires, sans toucher à la structure phallocratique ». Dans la société de l’après-Révolution française, « la famille est hétérogène à la cité », et son pilier reste « l’autorité du père, comme sous l’Ancien Régime ».

La philosophe discute aussi ici parmi ses articles, de l’actualité, des revendications des femmes, de la place des femmes dans l’Histoire, de la réversibilité des lois et des droits, de l’instauration permanente des rapports de pouvoir et de domination. Pour aller à l’encontre de la rassurante doxa de Schopenhauer sur la volonté aveugle et définitive de la nature reproductrice, « toute femme qui met au monde n’est pas mère ; et si vous ne le croyez pas, voyez la littérature… la mythologie ». Ainsi, Geneviève Fraisse reconstitue patiemment un puzzle, où la grammaire, la linguistique autorisent à reconsidérer le langage, en redéfinissant sa fonction phatique, emblématique, en réinterrogeant le message symptomatique à l’égard des femmes. Depuis fort longtemps, elle s’attarde sur l’emploi des mots, « consentement », « stéréotypes », « femmes, sexe, genre », comme outils de compréhension et de cheminement à travers les concepts.

 

Yasmina Mahdi

 

Geneviève Fraisse est philosophe, directrice de recherche émérite au CNRS. Elle a été déléguée interministérielle aux droits des femmes et députée européenne, productrice de L’Europe des idées sur France Culture. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur la généalogie de la démocratie, les concepts de l’émancipation citoyenne et artistique et la problématisation de l’objet sexe/genre.

  • Vu: 1549