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Fausses fenêtres, par Sandrine Ferron-Veillard

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 17.08.17 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Fausses fenêtres, par Sandrine Ferron-Veillard

 

Ton horizon de travail est une fenêtre fermée. Un chien-assis. Donnant sur le mur fraîchement repeint du bâtiment en face, le bâtiment B. Un mur en angle. Devant, deux aérations en forme de croix de Saint-André. Entre, quatre lucarnes. Positionnée sur la gauche du cadre, le cadre étant la fenêtre, ce carré presque parfait donnant sur le mur blanc du bâtiment B.

Sur la droite, deux fenêtres. Vue sur la cage d’escalier et sa rambarde. Il pleut aujourd’hui. Des câbles partent desdites fenêtres, ils remontent le long de la gouttière, peinte en blanc. Alignement parfait. Pas de lumières allumées. Il est trop tôt pour un dimanche matin. Jadis il y avait des fleurs, accrochées sur les rebords des appartements. Des garde-corps peints en noir. Pas de signes de vie, aucun détail ne révèle une quelconque attache au lieu. Ou son amour.

Tu écris devant un mur de briques blanches.

En bas de ton champ de vision, en bas à gauche, la gouttière du toit du bâtiment A. Celui où tu vis. Grise. Noir. La couleur du ciel aujourd’hui que tu ne vois pas. Tu es en perte d’inspiration, alors tu énumères. Tu travailles au troisième étage, bâtiment A, vue sur le troisième étage du bâtiment B. La lumière est basse. Vide. Tu aimes le reflet de ta lampe dans la vitre. Et sur le mur.

Cent-trente-trois briques entre les deux lucarnes du bas. Au-dessus une bande blanche. Ne pas cligner de l’œil pour ne pas perdre le fil. Concentre-toi. Compter aussi celles à gauche de la première lucarne, uniquement celles que tu vois sans chercher à te déplacer. Trente-sept rectangles. Tailles plus ou moins identiques.

Garde pour la prochaine fois le deuxième volet.

*

Pas de date. Pas de second volet. Le mur est brillant. Presque. Éclatant. Fenêtres ouvertes. Tu veux y croire, en ce jour d’automne, une brique dans ton mur ou un vœu dans ton cœur, qu’il fasse beau et pour longtemps. Prends de la lumière au-dehors. Prendre de la chaleur. Pour ton petit intérieur et son unité. Tu entends un bébé qui pleure. Une voix qui chante. La voisine. Pas de passage dans la cage d’escalier. Ce n’est pas l’heure des retours. Les transhumances, avec un e ou un a, tu as un doute. Sur l’heure. Tu arrêtes. A quoi bon. Rien à signaler.

*

Nouvelle journée. Tu jouis pleinement d’une fenêtre donc et d’une tabatière, à ta droite. Grâce à elle tu vois le ciel. Du bleu, de l’orange, du beige. Une cheminée et quatre conduits en brique. Le crépi qui la recouvre est fissuré. Lézardé, c’est mieux. C’est moins grave.

Bruits des travaux dans ou sur l’immeuble voisin. Tu affectionnes, la vue du ciel, les cheminées sur le ciel, les nuages. Tu voudrais ouvrir, l’horizon ou le temps, les contempler. Tu voudrais te comporter comme sur le pont d’un navire, au troisième étage, tu vis loin du sol.

Transhumance. Avec un a.

Marteaux et enclumes. Entre la terre et les cieux, des voix d’hommes, des sons qui rectifient des matières, des outils qui claquent, des lames. Les mains talochent, les chaînes travaillent.

Des grincements de corps métalliques, des trucs qui tournent, des « ouais », des cris dans une langue qui t’est inconnue. Percussions temporelles. Tu perçois les musiques des cloches, la grande affaire de ta voisine l’église Saint-Quelque-Chose. Les heures carillonnent encore ou malgré tout.

Une barre en métal scinde ta tabatière en deux parties égales. Verre épais et quadrillé. Entrouverte. Les températures sont clémentes. Ou douces. Trouve le mot qui te convient le mieux. Combien de carreaux. Verticalement. Douze rangées de chaque côté de la barre transversale. Trente-sept bandes horizontales.

Il t’arrive de t’endormir sur tes écrits. Ecrits soporifiques. Tu piques du nez devant ta fenêtre ou sur ton écran. Tu te réveilles en sursaut. Les bruits des marteaux qui cognent le métal. N’aie crainte, personne ne peut t’observer.

*

Ces petites choses qui fondent d’un jour sur l’autre. Te sautent au visage. Les contre-jours de fin septembre. Les heures sont des lumières plus épaisses, des bulles plus lourdes. Cinq heures du soir. Quelque chose de glacial ou de mortuaire. Les ouvriers manipulent. Derniers ronronnements des perceuses. Le gris, le bleu, l’orange moins, moins quoi. C’est nul. La ronde des nuages. Les nuages ne tournent pas, contourne-les, ne crée point de formes mais détourne.

La tabatière est ouverte, position minimum. L’air de septembre. Quatre-cent-quarante-quatre carreaux de chaque côté de la barre transversale. Cet ingénieux système empêche un individu adulte de pénétrer dans ta propriété. Douze carreaux de deux centimètres chacun.

*

Dimanche. Reviens au mur blanc, plutôt crème, le mur en briques peintes en blanc. Pas d’ombres, pas de descente d’escaliers. Les reflets du bâtiment A sur les vitres du bâtiment B. Qu’importe. Tu espères celui qui ira chercher des croissants ou des pains au chocolat, on fait ce genre de choses n’est-ce pas, le dimanche matin. Ou celui qui descendra les poubelles parce que c’est dimanche, parce qu’il se donne le temps de nettoyer son appartement, parce qu’il travaille le reste de la semaine, fabrique de l’argent pour bâtir sa petite maison. Pas de maison ici.

Réflexion inutile, à supprimer.

Les poubelles passent trois fois, ce soir pour le plastique, demain pour le verre. Descendre quand même les bouteilles de la soirée de la veille et tant pis pour le fracas, sa fragmentation dans le conteneur. Ici les espaces sont réduits. Ou restreints. Chaque bruit est une déflagration.

Celle qui descendra son chien parce que celui-ci n’en peut plus d’attendre depuis sept heures du matin le bon vouloir de sa maîtresse, parce qu’il aura gratté la porte de la chambre, arraché le bois, retourné la poubelle ou. Non. Pas de chien dans l’immeuble du bâtiment B. Les animaux sont interdits dans la copropriété.

Trois fenêtres ouvertes. Aérer son habitat de façon flagrante. L’une d’elles bouge. Le jeu du vent et des températures.

Celle qui descendra, on descend toujours ici, parce qu’elle se donne le dimanche matin pour souffler, pour courir. Course à pieds de trente minutes. Quarante car les graisses commencent à brûler à partir de ce seuil. Le corps puise dans ses réserves, épuisantes ordalies, elle l’a lu quelque part, dans un dictionnaire ou un magazine spécialisé sur la fonte des graisses.

Tu devines à la couleur rosée du mur la moiteur du soleil, tu pistes ses hautes promesses. Hautes ? Tu ne verras jamais le ciel aussi mieux qu’en bas.

*

Du relief ou une quelconque densité. Avant-dernier jour du mois de septembre. Le passage de la lumière sur le mur. Ses intrusions et ses coupures, les traits qui lacèrent la façade. Et dans la cage d’escalier, sa courbure, tu aperçois en haut à gauche la masse nette et la peinture blanche. Par la fenêtre fermée, droite devant toi, telle une trouée brutale. La lumière donc. Les barres de la rampe déportées, déformées. Tracés noirs projetés sur le mur de la cage d’escalier. Tu récapitules. La fenêtre, derrière, la rampe d’escalier grimpe vers la gauche. Les mouvements des barres noires. Le trait grossit. S’assombrit. Tombe. Il va disparaître. Vite. Quatre barres sur la rampe. Quoi d’autre. L’une d’elles est masquée par le chambranle de la fenêtre. Allège et fais un effort de vocabulaire. Le battant, la crémone. Du petit bois. La peinture s’écaille. C’est désormais flagrant. Ensuite.

Ensuite ce sont les projections des barres sur le mur de la cage d’escalier. Deux. Elles changent. Trop vite. Puis trois. Et se confondent avec les barres réelles. Le métal. Le bois. La pierre. Le mur extérieur est jaune clair, une chair jaune, jaune foncé. Pas tout à fait. La lumière presse le mur. Ne pas bouger. Surprendre le même rayonnement. Un homme est au téléphone. Barbu. Tee-shirt vert. Il peut te voir. Il s’éloigne de la fenêtre, celle la plus à gauche que tu aperçois si tu te penches un peu plus sur la droite. Dans le vide. Reprend ta place.

Les ombres sur le mur extérieur se sont éteintes. Oui éteintes. Un homme a sa main droite sur la rampe, sa main glisse, sa main efface, les poussières et les cambrures. Les matières confondues. Et ce que tu as cru percevoir.

*

Juste une ligne ou deux. La façade est sectionnée. La partie ensoleillée. Un trait parfait, tout en longueur, deux parties égales, il se déporte sur la droite. Se rétrécit. Et disparaît. Dans la fenêtre de la cage d’escalier, tu distingues une percée, tu la pressens, elle s’agrandit, s’ajoute aux reflets des fenêtres latérales. Leur garde-corps. Sur la plus haute fenêtre, tu devines des nuages. Filandreux, ils sont ainsi bien sûr, mousseux ou cotonneux, des nuages poétiques. Décrire des révélations sur une vitre. Des nuages éclipsés. Ils se gonflent de lumière et réapparaissent, blancs, ronds, c’est évident, ils dansent. Une ou deux lignes pas plus. Pour un spectacle antérieur et progressif. Hier, tu étais plus en forme. Hier, tu écrivais juste une heure plus tôt.

*

Tu écris sur un mur, à propos d’un mur et cette fois-ci tu écris la nuit. Grâce à la luminosité de ton écran, tu surveilles au dehors les ténèbres. Ecrire avec un stylo. Pourquoi pas. Trop fatiguant. Trop lent. Trop ou pas assez. Tu prends des notes avec un stylo. Être dans le noir pour contempler le mur. Tes rêveries sont sans reflets. Tu attends celui ou celle qui dévalera les escaliers. Escaliers prend un s.Aucune pièce n’est éclairée dans le bâtiment B pour l’instant. Au sein du bâtiment A, des bruits de toux et de télévision, des assiettes remuées, des relents de cuisine, les odeurs de cuisine te rassurent. Les apparences jetées sur le mur, en face de toi. Des fenêtres se sont ouvertes.

Cage d’escalier, sans s.

Bâtiment B. Un plafonnier est allumé. Sur la gauche. C’est moche un plafonnier, presque une injure. Murs intérieurs blafards. Impersonnels. Une cuisine, un salon. Une salle de bains ou un cabinet de toilette. Non plus. Une chambre. Locataire, propriétaire. La jeune femme est de dos. Les cheveux relevés. La tête penchée sur, la peau à découvert. Elle sort de ton champ de vision. Une plante est près de la fenêtre. Trouve un synonyme pour fenêtre. La pièce est une cuisine. Elle vient d’éteindre le plafonnier, pour une lueur indirecte à gauche, sans doute la seconde partie de la pièce. Le salon peut-être. Elle porte des lunettes.

Tu ressens un début de migraine. Ecoute la musique. La présence d’un piano. Fais comme si. Tu ne vois plus la plante. Effacée par la pénombre. Sons de portes claquées. Tu es mal à l’aise. Le plafonnier a été rallumé. La plante réapparaît. Ranimée. Nuances particulières. Le chiffre cinq surgit devant toi. La plus haute fenêtre vient de s’animer. Le cinquième étage. Chercher un synonyme pour allumer. Pour examiner la fenêtre en dessous, celle du quatrième étage.

Fenêtre : baie pratiquée dans une architecture pour donner l’air extérieur et de la lumière, à l’intérieur. Considérations hachurées sur la production de l’électricité ou sur des choses nulles. L’expérience métaphysique du bâtiment B est terminée, tu as mal aux yeux. Toutes les lampes sont éteintes. La jeune femme est passée dans une autre pièce.

Seul un halo, un halo soufré, au plafond signifie la profondeur de l’habitat. Et le vide du tien.

*

Améliorer l’étanchéité de tes fenêtres, à l’air, à l’eau, au feu, améliorer le confort de ton habitation, l’isolation, optimiser les dépenses d’énergie. La résistance aux bruits. Le quartier est bruyant. Et pollué.

Nouveaux systèmes de vitrage isolant. Le double-vitrage de tes fenêtres. Ouvre ton embarcation sur l’extérieur. Normes, matériaux, dimensions réglementaires ou faites sur-mesure par un menuisier. Le bois plutôt que le plastique. L’esthétique, le prix surtout. Crémones encastrées. Suppression des « petits-bois », cadre peu épais. Termes techniques. Mais encore. Se renseigner sur les menuiseries extérieures. Lire des devis, traîner dans les magasins de bricolage, sur les sites internet, dans les librairies spécialisées dites « métiers ». Les matériaux utilisés. Chêne ou bois exotiques. Du sapin. Aluminium ou PVC. Mention de joints élastomères. Elastomère : haut polymère présentant des propriétés élastiques et pouvant servir de caoutchouc artificiel. Propriétés élastiques. Polymère : se dit d’un corps formé par polymérisation. Union de plusieurs molécules identiques pour former une nouvelle molécule plus grosse. Fabrication industrielle.

Les fenêtres sur le mur en face sont en bois. Une seule, sur la gauche, celle de la jeune fille qui n’est pas là à cette heure, semble en PVC. Le verre n’a d’ailleurs pas le même reflet que ses vieilles compagnes des parties communes. Du double-vitrage. Eviter l’anthropomorphisme. Ou comment faire tenir une fenêtre en façade.

Partie du bas, un renvoi d’eau. Elles en possèdent toutes un. Impostes, vantaux, battants. Linteau béton. Fiche à visser. Paumelle contre-coudée. Tu as enfin trouvé un descriptif. Tu as interrogé un fabricant, en ligne. Les fenêtres sont composées de deux montants contre-profilés à chaque extrémité, le cadre reçoit les deux traverses assemblées à chapeau. Traverse synonyme d’entretoise. Un bouvetage. Ton dictionnaire est ignare. Ou trop vieux.

Le bouvetage se trouvant entre la traverse basse et la pièce d’appui vissée rend cette jonction plus étanche. Une rainure tenant le joint d’étanchéité est profilée dans le fond de la feuillure recevant les ouvrants.

Inutile de poursuivre.

Chaque ouvrant est formé de deux montants et de deux traverses assemblés à double enfourchement et feuillurés sur le parement extérieur. Et les ouvrants sont condamnés par une crémone encastrée et deux gâches entaillées.

*

Tu n’avais jamais remarqué, jamais jusqu’à aujourd’hui, le haut des fenêtres finement découpé dans la façade. Pas de briques mais une pièce de pierre. Compacte. Un rectangle coiffant le haut de l’ouverture et dans laquelle un artisan a sculpté une sorte de vague, dessinée dans le linteau. Idem pour les lucarnes. L’ondoiement des pierres.

L’homme est mal rasé, l’homme est laid, tu as eu peur qu’il te regarde. Sa tête dodeline, un casque sur les oreilles, il se tourne vers la fenêtre. Vers toi. Pour cracher dans la cour. Et balancer un sac poubelle vert.

Mettre des rideaux. Ou ne plus voir la lumière.

Tu n’avais pas noté la présence de volets. Sur le mur formant l’angle, le mur à ta gauche fermant l’angle. Il marque la perspective, les deux fenêtres et leur garde-corps. L’une d’elle bénéficie d’une avancée, creusée dans le mur, éventuellement là un placard aménagé à l’intérieur, dans lequel l’occupant rangerait, dans une cuisine ses réserves, dans une chambre, ses vêtements. Le linge et ses affinités. Volets métalliques, blancs, ils tranchent sur le mur. Trop blancs. Pas très bien repliés, la hâte ou l’agacement des objets dénués de propriété.

Quatorze lignes de briques. Rectangle de pierre. Quarante-deux lignes de briques au dessus. Rectangle de pierre. Champ clos. Restent à compter celles de la façade devant toi. Tu te les gardes pour plus tard.

Il pleut.

La vitre rayée par la pluie. Sale temps pour calculer. Séance terminée.

*

Tu as pu nettoyer la vitre ce matin. Le mur est de couleur crème, une teinte qu’il doit à la tonalité si particulière de ce jour d’octobre. Éblouissant. Porter des lunettes de soleil pour écrire. Clartés éphémères. Le mur est or. Pleinement et sans voiles aucuns. Trente-cinq rangées de briques, vingt-deux dans chacune. Reste à compter entre les percées des lucarnes et des fenêtres.

Dix-sept pour la rangée où ont été aménagées deux bouches d’aération, deux trouées sur la même ligne en forme de croix. Tu l’as déjà dit.

Sept-cent-trente-cinq briques dans cette seconde partie. Face à toi. Tu dénombreras la dernière partie au-dessus plus tard, le mois prochain, avant le changement d’heure. Evaluer pour l’instant les contours de la gouttière en zinc. Elles se reportent sur le mur.

L’obscurité a englouti la fenêtre devant toi, la fenêtre de la cage d’escalier(s) du bâtiment B. Puis une seconde. Une troisième. Dans la masse noire, elles surgissent, inclinées, quadrillées, réduites. Les fenêtres de ton bâtiment A se reflètent sur le mur du bâtiment B. Une seconde, une troisième, une quatrième.

Schéma page 420, définition du mot, du latin fenestra. Traverse dormante. Traverse supérieure. Paumelle. Montant de ferrure. Coulisseau. Battant arrondi dit aussi noix ou mouton. Battant embrevé ou meneau ou gueule-de-loup. Traverse de base ou jet d’eau. Dormant et pièce d’appui.

L’ombre a rongé intégralement le mur. Rougi. Les teintes oxydées de cette journée du mois d’octobre sont vouées à dépérir. Défenestrées.

*

Dans la lucarne, tu entrevois un nuage. Un nuage dodu. Sur un fond bleu. Blanc, ça va de soi. Tu veux sentir l’ensemble du ciel, le miroir et le crépuscule à venir. Les éclats de ce soleil que tu t’apprêtes à saigner. Vingt rangées de briques peintes aussi gonflées que ce nuage minuscule.

Quatre-cent-vingt briques au total.

Le nuage a disparu. L’homme barbu est devant sa fenêtre. Les cheveux longs, les cheveux détachés.

La fenêtre à gauche, ce que tu crois être une cuisine, la pièce avec la plante devant la vitre. Il est vêtu du même tee-shirt vert. Détendu. Il s’essuie les mains. Il partage donc l’appartement avec la jeune femme. Un couple. Ou un frère, une sœur. Des colocataires. Tu n’as pas pu te tromper au point de confondre. C’est le même homme que tu as vu dans la cage d’escalier (s). Il te fixe, il malaxe un torchon.

Changer de lieu, là où il n’y a pas de vis-à-vis.

*

Ouvrir ta tabatière. Tu jouis pleinement du possessif, de ce 13 octobre. Echarpe au cou, l’air est frais or il n’est pas froid. Un ciel lumineux, un ciel disponible. Un échafaudage a été monté sur le mur voisin. En quelques jours, oui c’est vague, certainement pour des travaux d’urgence. Le bruit de la taloche sur le mur, frottements et matières râpeuses. Tu écoutes. Les ocres d’automne. Une échelle sur l’échafaudage déplacée. Des gestes indéterminés.

Mille cent cinquante-cinq.

Alors tu rêves d’un mur vierge. D’un horizon en dur. D’un soleil couchant. Ou d’une vue sur la mer. Inutile. Tu as le ciel. Le passage silencieux des nuages qui trépassent. Il va pleuvoir avant la nuit. L’obscurité sera là avant la nuit.

Martèlements et dernières manœuvres des ouvriers, ils rangent. Presque cinq heures du soir. Tu sens la pluie dans tes os. L’intensité violente. Les souffles du mois d’automne dans l’hémisphère nord, au nord de la France. Parler du temps qu’il fait ou qui passe, parler des saisons pour n’avoir rien de plus à écrire. Le vent. La vive allure des nuages. Tu t’agites. Tu éternues. Tu ressens une irritation imminente, cet assèchement intérieur. Des mucosités, le révélateur dans la gorge. Pourtant elle est belle. La lumière frappante, drue, rehaussant la couleur du sol de ton espace, sa note, le carrelage rouge sous tes pieds. Vingt-quatre lignes de treize carreaux, trois cent douze au total.

Tu envisages de remplacer la tabatière par un velux. Pour en finir avec les lignes.

*

Une canule ! T’en as une ? T’as la bonne ? C’est bon ? Regarde ! Eh putain ! Ça te va ? J’arrive, j’arrive, tu l’as ? Ouais c’est bon. C’est ça qu’il faut savoir. Attends ! J’arrive, tiens voilà. Il faut faire le haut et le bas en même temps. C’est bon ? Et l’autre, il est où ?

Perceuse. Les sons des travaux sont fatalement menaçants. Violents. Ils te vrillent l’estomac.

T’as les vis là. Ouais. Il faut au moins en mettre deux. Non, non c’est pas ça ! Retire pas. Et t’as gueule, tu me dis de la retirer et maintenant tu me dis non. Je l’a fous.

Conversations sur un échafaudage après la pause-déjeuner.

Je suis mort là. Et merde ! Faut t’arrêter. Prend l’équerre. Faut qu’on vire le bordel. Putain moi je te le remets. Tu peux redémarrer s’il te plaît.

Trois voix bruyantes, trois voix grasses.

T’as besoin de moi après. Vous finissez, je pense que ça va être bon. Tu perces à 16 partout et après tu descends. Et dans le cul alors ! Si seulement, il pouvait la fermer sa gueule !

Yoann, Morad. Le troisième siffle. Rires. Tu supposes qu’il est le chef.

La clef pour serrer, tu l’as. Non. C’est pas la même caisse. J’ai une clef à cliquer. Attends. Non je ne l’ai pas. Là je vais le bloquer tout de suite. Euh. Ouais je pense qu’on peut le faire. T’as les vis. Faut du jaja. Il faut que ça, c’est tout. Deux, quatre, six, douze.

Ciel superbe. Il y a du gris dans ce bleu, du mauve de près ou de loin. De la profondeur et de la ponctuation.

Fainéant ! Tu vivras longtemps ! Passe-moi les gants. Tu veux un coup de main, je vois que tu es pas trop en forme. C’est vrai en plus. Et vous l’avez serré celui-là ? Je recontrôle. Et serrez là-haut. C’est bon ? Ya plus rien ? La barre, elle va nous faire chier.

Les intonations qui définissent une question. Les perceuses qui te forent la tête. Les marteaux. Les voix. Au-dessus de ta tête. Eux ne te voient pas, sont si près que tu entends leurs pets, à moins de dix mètres de la tabatière, tu respires leurs corps, tu transpires, tu discernes les mains, la densité des mouvements. Leurs vannes, sur l’échafaudage, te menacent.

Plus besoin de percer. C’est bon. Et c’est pas à nous. Tu as les 14 et les 16. Et tapette ! Et chef on va devoir débrancher, dans vingt minutes, nous on va rentrer. Il est où ton fourreau. Sinon tu nous laisses de la longueur, ya une prise. Et ça va Malouk ? Ça ira mieux ce soir dans mon canapé avec un whisky ! Ça serre ! Avec ma grosse sur ma bite ! Avec tout ce qu’on a mis, ça va pas s’arracher.

Comme un crépitement, du feu, des grésillements. Une soudure. Tu vas éclater. Envie d’hurler. De sortir la tête, de les injurier, de leur tirer dessus, tous les sales mots qu’ils ne cessent de se jeter à la gueule en riant. Etre aussi meurtrière que les tranchées qu’ils opèrent dans le mur. Au genre féminin.

Démerde-toi ! j’en ai rien à foutre de tes vestes, je descends. Moi j’y retourne pas à ton bordel. Je te débranche. J’enroule l’enrouleur et j’arrive. Et la bâche, on la remet au cas où ? Merci, c’est gentil. Eh ! Tu m’appelles demain, salut François, salut Christophe. Ouais ! Bonne soirée chef, à demain !

Malouk, Yoann, Morad, François, Christophe. La bâche dépliée ou repliée, le son du plastique compact. Le terme de la journée de boulot. Le whisky. Le canapé. Et le reste. Les colorations sont longues, profondes ou musicales, à près de six heures du soir elles révèlent les muscles du crépi et ses pores ou sa chair ou. Fais plus simple. Encore quelques coups de perceuse. Encore quelques voix. Allez les gars on se casse. Et dans une autre langue, un peu plus bas.

Les hommes du ciel rentrent chez eux. Ils savent que la pluie va s’abattre sur eux.

*

Pas de petits bois sur les fenêtres du mur. Retour sur le mur de briques, sur le mur blanc. Il pleut. Une lucarne est éclairée. En bas à gauche. Un cabinet de toilette. Une buanderie. L’ampoule électrique dessine un cercle, un zéro, les ors et les débris de la lumière sur elle. Noire. La lucarne est redevenue lucarne. Elle reflète l’extérieur, ton bâtiment, le toit que la pluie a rendu brillant, les tuiles plus vives, le velux d’un voisin fermé. Ta propre lampe dans l’écran de ta fenêtre. Une sorte de carré d’environ un mètre, une sorte de soleil mourant, un point rouge fixe au fond sur la vitre. Et dans les angles, le contraste. Le bois intérieur de ton environnement. Du lambris orangé. Des bandes de menuiseries vernies, les nervures du pin, de cinq centimètres chacune. Non. Ne pas additionner.

Vingt-neuf de chaque côté. Treize sous la fenêtre et treize au-dessus. Quatorze au plafond. Tu n’as compté que ceux directement autour de la fenêtre-chien-assis. Vérifie d’ailleurs que l’expression soit celle-ci pour désigner ce genre d’ouverture. D’aucuns déclarent que c’est démodé. Le lambris. Il faut croire que tu adores ce qui est dépassé. La couleur orange. Du blanc et de l’orange. Et bientôt. Parce que c’est bientôt l’heure des alignements, les deux couleurs vont se dissoudre, l’une sur l’autre, vont déteindre. Le mur deviendra orange et le bois deviendra crème et fumera devant ta fenêtre.

La chute d’un pot, des géraniums, c’est sûr. La chute du rouge.

*

Un pigeon vient se poser sur la gouttière. Il se penche, lève la tête dans ta direction, se penche à nouveau, s’approche, aussi furtif qu’une ligne unique, une ligne noire, une ligne blanche, un gris qui tend vers le bleu, il s’envole. Les nuages dans les lucarnes. Accrochés aux vitres. Un moucheron remonte la vitre à l’intérieur, tente, escalade, quête l’issue. Le dernier moucheron de la saison.

Tu as trop froid pour lui ouvrir. Il vient de se poser sur ton écran. Un chat qui viendrait ronronner contre la machine pour un câlin ou pour demander à sortir. Sors de ton champ.

On a tous changé d’heure. Le moucheron, le chat que tu n’as plus, tes voisins, les lumières du bâtiment B, les camions des poubelles, Malouk, Yoann, Morad, François, Christophe. Il fait désormais nuit plus tôt. Le moucheron lui s’en moque, il veut sortir, il meurt à cause de la lumière des villes, toutes ces constellations au sol qui l’électrocutent. Quant à tes voisins, ils vont devoir allumer les lampes plus tôt. Dormir plus tôt. Tu as perdu une heure, tu as perdu le sommeil, tu as perdu le sens des heures. Il est six heures du soir, il est sept heures du soir, tu tombes du lit à six heures du matin. Allumer car il fait nuit. Faire bouillir l’eau plus tôt. Déjeuner plus tôt. Manger plus, il fait plus froid. Résiste.

Manifeste.

Tu n’as pas d’horloges. L’heure t’est donnée par ton téléphone portable en mode silence. La radio. La télévision. Calées toutes et automatiquement sur la nouvelle heure. C’est transparent. Tu ne vois pas où est la transparence. Tu vois ta voisine du bâtiment B faire sa vaisselle, ou la cuisine, tu vois se refléter dans la vitre l’étagère au-dessus de toi. Tes livres. Tes deux peluches. Oui et alors. Une coquetterie, une candeur ou une ultime rêverie. Conserver une présence animale. En ville. Le moucheron. L’obscurité totale. Tu ne le vois plus. Et dans la fenêtre, le lambris, les livres, les peluches, l’ensemble de ton espace reporté dans la vitre. Exposé à la vue du bâtiment B, directement sous son nez. Ta voisine devant sa fenêtre, la tête baissée. Pull-over noir, col en V. Les os de la clavicule saillants. Les cheveux relevés, un peu en vrac, en chignon. Baisse-toi. Faire mine de, faire comme si un chat ronronnait sur tes genoux, griffant gentiment la toile de ton jean, ton jean noir, ses poils blancs, oui ce serait un chat blanc sur un fond noir.

Tu as opté pour des ampoules à LED. Quatorze euros l’ampoule, promesses de longévité, tu avoues qu’elle est assez jolie. Consammation de 4 kilowatts-heures, éclairage de 60, enfin quelque chose dans le genre. Tu as jeté l’emballage. Durer, combien d’heures va-t-elle durer, durer plus longtemps avant le changement d’heure, sans le changement des heures, après le changement d’heure. Débauche d’éclairages. La cage d’escalier (s). La moindre parcelle scintille. Ta voisine n’a pas froid dans sa cuisine. Le pull-over est léger. Tu te couvres.

Tu te raisonnes.

Le moucheron est resté à l’intérieur. Tu ne mettras pas le chauffage cette année.

*

Avance-toi, l’hiver menace. Le chauffage est activé, vois surgir devant toi une colonne de fumée s’échappant. Du toit. De la gouttière. Une sorte de soupir. L’exaspération de la pierre. Hivernage physique, hibernation mentale. Rien ne sort plus de ton esprit endormi, de tes doigts gourds. Une forme d’apathie générale. Tu vaques puis t’affales, du quotidien au fauteuil. L’énergie meurt, elle est grise. Le mur est sale. La gouttière gris clair. Sans fards, ni ombres. Un seul et même ensemble de teintes et de sentiments de plus en plus fades au fur et à mesure que ce mois de novembre avance. Un mois avance. Soit. Toi tu recules. L’hiver raccourcit, l’hiver est artificiel.

Prendre des vacances en hiver, buller en hiver, être fainéant, être mou, être las. Être volontairement au ralenti. Et se terrer. Jusqu’au 21 décembre et jusqu’à ce que le cycle de vie s’inverse, que les jours s’allongent. Retrouve un semblant d’élan. Tiens bon. Certains préparent Noël, décorent, installent. Des sapins. Des lumières électriques. De joyeuses fêtes. Des banderilles pour croire.

Les illuminations criardes des vitrines dès le 18 novembre.

Tu attends. Le 30 novembre pour sortir de ta vitrine les trois santons. Joseph, Marie et l’enfant dans la mangeoire. Face contre terre. L’année prochaine tu leur offriras un bœuf et un âne. L’esprit de Noël pour sortir de ta torpeur.

La brume fuyant de la gouttière s’est arrêtée. Une déperdition de chaleur ou la différence notoire entre les entrailles de l’immeuble et l’extérieur.

Après les fenêtres, il va falloir que tu t’instruises sur les sources de chaleur. La provenance des brumes.

*

« Je suis toujours devant la porte de la vie, je frappe, refrappe, sans violence, il est vrai, et je tends l’oreille, j’écoute si quelqu’un vient tirer le verrou et m’ouvrir (…). Je suis quelqu’un qui écoute et qui attend, rien d’autre, mais comme tel, parfait, car en attendant j’ai appris à rêver », Robert Walser, 1985, Les enfants Tanner. Citation extraite de ton livre de chevet depuis 2015, David le Breton, Disparaître de soi, page 29.

Vers où/verrou/ouvrir.

Tu écris sur un clavier dont les touches Q, W, X, Y sont neuves. Rien d’original. Sur un ordinateur portable qui ne l’est plus. Marque IBM. Des années sans fautes. Il faudrait quand même que tu songes à régler la date et l’heure. Un centenaire qui ne se déplace plus qu’en déambulateur, ne va plus surinternet, plus de débit, plus assez d’autonomie. Il te faut une prise électrique à proximité et en permanence. Tu souris. Une machine pour traquer des points fixes. Des gouttes comme des pierres de lune sur la vitre. Tu n’aurais pas dû laver la vitre hier. Gris. Le mur est gris. La gouttière. Repère les synonymes pour gris. Rien d’intéressant pour aujourd’hui. Tu as perdu le sens et tes sauvegardes.

*

22 décembre. Finir sur une fenêtre. Par la fenêtre. Sauter sur, dans la nouvelle année, se dire que les jours vont s’étendre, se dire que ta peine s’allongera. Sur le sol. Fermer pour ouvrir. Projet pour demain. Installer un velux et du double-vitrage. L’échafaudage du ciel a été démonté.

Les travaux sont terminés.

Les travaux du toit ont commencé. Le toit fuit, ici il s’est fendu. Une bâche verte recouvre les gouttières. Les bords. Du gris, du vert. Les murs ont pris cette teinte verdâtre. La bâche déteint sur eux. Des traces et des taches en guise de souvenirs. Le rouge a dégouliné. Sur le rebord de deux lucarnes. Sur la façade blanche il y a de la peinture rouge.

Trop tard.

Tu as ouvert enfin ta fenêtre.

Ce jour où ils ont installé la bâche verte sur le toit. Par goût de la couleur. Pour ne plus compter. Ne pas se rater ou être interné. Tu as sauté pour passer en face, sauter la ligne, rejoindre l’autre côté. Et terminer ainsi. Sur un point ou une impasse. Ébrasement bouché. Compter importait peu.

Tu as ouvert la fenêtre pour ne plus cogner contre les fenêtres.

 

Sandrine Ferron-Veillard

 


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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.