Expansion du vide sous un ciel d’ardoises, Christophe Tostain
Expansion du vide sous un ciel d’ardoises, 2013, 90 pages, 13,80 €
Ecrivain(s): Christophe Tostain Edition: Espaces 34
SUPER !
C. Tostain reprend en exergue de son site un propos de Sobel, qui en quelque sorte éclaire le sens de son entreprise théâtrale et de son texte, Expansion du vide sous un ciel d’ardoise : « le théâtre donc la mise en scène du monde, ça a toujours été de parler de l’outrage que l’humanité faisait à l’humanisme ». Il est effectivement question dans sa pièce de notre monde contemporain, celui que nous partageons ici et maintenant. Société de consommation, diktat managérial au cœur de la grande distribution, qui écrasent les individus. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas le fruit du hasard si la photo de la première de couverture du volume est illustrée par une photographie de C. Tostain qui regarde comment nous vivons, coincés entre les rayons du supermarché. Pas si super que cela.
L’humanité se « déshumanise ». Les personnages sont pour le couple, les lettres J et F (respectivement l’homme et la femme). La hiérarchie du magasin est « la Direction » comme une abstraction du pouvoir et une machine performante de contrôle des achats et des actes du personnel : elle prend la parole selon les lois de la reconnaissance vocale. La société humaine ne fonctionne plus qu’à partir d’une parole suspendue, marquée dans le texte par le retour du / comme si les phrases ne pouvaient aller jusqu’à leur terme, comme si le sens n’arrivait pas à s’épuiser. Ainsi p.11 :
F - Je ne sais pas si on va avoir du monde aujourd’hui ?
Hier/
Se superposent d’ailleurs des bribes de conversations, notées –, des bips sonores, des fragments de mémoire mis en retrait ou des jets de pensée continue en italiques selon les petits fragments numérotés de 1 à 67 qui constituent la pièce. Le sens est du vide. Vide du titre, vide répété, martelé par la didascalie « un vide » tout au long du texte. Vide de ces vies broyées « d’invisibles » pour reprendre le titre de la pièce de C. Galéa. Lui est cadre au supermarché Super, chargé d’optimiser les résultats et elle, caissière stakhanoviste dans le même magasin, vivant tous deux dans un lotissement, comme un déjà vieux couple. Ils doivent se soumettre aux injonctions mécaniques de la Direction qui elle-même obéit à « la Haute ». Cette voix de la puissance marchande use de l’impératif (« souriez » p.10-11 ou 40). Sa rhétorique est celle du marketing triomphant, de l’apologie des machines évinçant le personnel (p.45). Ainsi p.47 :
DIRECTION – Avec ces nouvelles caisses,
Nous gérons un flux de 6000 clients par jour,
Sans saturer.
La Direction donne dans le discours libéral économiquement (p.43), sa mainmise sur les individus est totale : elle accapare les corps des dominés : F. doit mieux se coiffer, ne peut aller aux toilettes. Il lui faut à tout prix « ménager sa santé » (p.39) pour rester performante afin que l’HYPER puisse ouvrir dans les meilleures conditions. Sa vie et celle de J. répètent les horaires de la soumission à l’ordre de la grande distribution :
J - Tous les matins de la semaine : ma femme se lève à 6h 30.
Les séquences 33-34-35 redisent cet emploi du temps servile :
F - Je m’en vais !
J - Tous les matins, arrivée à 8h40 ;
et une maintenant,
parking, entrée de service…
La loi économique fait aussi fi du sacré. Le jour de Noël n’est plus chômé : il faut travailler pour espérer une promotion. Le sort de J. ne vaut pas mieux. Il étudie les solutions d’optimisation comme un bon petit soldat mais cela n’empêchera pas son licenciement lorsqu’il refusera jusqu’à l’idée de devoir partir à 800 km pour assurer l’extension (l’expansion) d’un autre supermarché. Mieux que F. il exprime l’amertume et la désillusion face à ce système qui les écrase. Poésie de son anéantissement :
Dans ma vie qui s’est trouée du jour au lendemain (p.67)
Maintenant je suis un fragment du néant (p.69)
La caisse allemande, elle, n’a pas d’état d’âme. Elle énumère les marchandises qu’elle enregistre. Phrases nominales, denrées alimentaires citées jusqu’à l’écœurement, marques glorifiées par les lettres capitales :
LENTILLES VERTES – KREMA REGALADE – RICARD 1,5 L – ROQUEFORT – COLLE GLU 3 TUBES – CELERI REMOULADE – FILETS de SAINT PAIR – MIR VAISSELLE – LOTUS – FANTA ORANGE 1,5 L – CHOCOLAT NOISETTE TABLETTE X 2 … (p.74).
Mais cet ordre du monde est un pur désordre. La Direction à son tour fait l’expérience de l’abandon à la suite du deuil de sa mère :
Ne me laissez pas comme ça.
Dans le vide.
La fin de la pièce est d’ailleurs marquée par un dérèglement fou de la typographie (mise en page en 2 colonnes, variations des polices), par un emballement de la parole, celle de F. qui finit par tomber, par une accélération du sens (« vite vite viens vite, sous mon parapluie de brique, écoute, écoute »…) ; le verbe accélérer revient sans cesse.
Le monde n’est plus alors que chaos, énumération universelle que le signe / suspend parce qu’il faut bien en finir. Ainsi le texte de C. Tostain s’inscrit-il dans l’écriture de notre époque. C’est l’acception la plus noble de l’expression théâtre contemporain. Comme les pièces de Masséra, de Vinaver, il y a plus longtemps, le théâtre de C. Tostain parle de l’organisation sociale, économique de nos sociétés actuelles mais son regard est peut-être plus inquiétant encore parce que le monde est aujourd’hui cruellement impitoyable. Dur et gris comme le ciel hivernal.
La pièce, coproduction du Tanit et de la ville de Bayeux, a été créée en 2013 à Blainville au théâtre du Champ Exquis. Elle sera rejouée en février 2014. C. Tostain en assure la mise en scène.
Marie Du Crest
- Vu : 3920