Ex-Madame Paul Verlaine, Mémoires de ma vie (par Gilles Cervera)
Ex-Madame Paul Verlaine, Mémoires de ma vie, Ernest Flammarion, éditeur, éd 1935.
De Madame-Ex à l’autofictionneuse Mathilde
Le livre sort en 1935, édité par Ernest Flammarion.
Il est jauni car pas tout jeune. Son feuillet est épais, ayant été découpé par d’autres mains que le lecteur signant cet article.
Le livre est bien vivant. Trouvé sur un stand de bouquiniste et-dédicacé par le préfacier à l’oublié critique littéraire Jean-Jacques Brousson.
L’auteure en est-elle une ? Oui, parce qu’elle écrit. Publiée aux bons soins d’Ernest et sûrement attendue au tournant, scrutée de près, toisée de haut.
Une autrice donc, et, peut-on le dire ainsi, sans son nom propre ? Serait-ce une autofiction sans auteure ?
Ce serait moderne car ça l’est plus qu’on ne peut croire.
1935. Une femme peut-elle porter son patronyme ? Elles sont rares et sans doute aussi que pour des raisons commerciales, médiatiques et communicationnelles avant la lettre, sans doute est-il plus bankable de signer ces Mémoires de ma vie, plutôt que Mathilde Mauté de Fleurville, bien plutôt Ex-Madame Paul Verlaine !
Plus que vendeur même, ça excitera les (saines et malsaines) curiosités !
L’affaire, tous la connaissent.
Sauf qu’ici la jeune épouse de Verlaine semble envoyer un écran de fumée, se parfumer l’image et serait-on, ici même, en plein flagrant délit de lecture antiféministe, celle qui accueille la sortie de l’ouvrage ? L’auteure nous noie dans un name-dropping digne des milieux les plus avantageux. On croise princes et princesses et on en pince pour le gotha, dit-on alors, des belles lettres et des beaux-arts. Et alors ? Le lui reprocherait-on aujourd’hui ? Bien sûr que non, car Mathilde infiltre Madame-ex. Elle devient quelqu’une car n’est pas quelconque.
J’ai déjà dit que mon arrière-grand-père, M Leroy d’Honnecourt, avait connu en Angleterre, pendant l’émigration, la duchesse de Gontaut, mère de la duchesse de Rohan et de la comtesse de Bourbon-Busset.
On s’y perd ! Et alors ! Souvenirs-souvenirs, non ?
Pour mieux nous y retrouver :
De 1875 à 1882 (après son divorce), ma vie fut particulièrement gaie et heureuse. J’allais surtout, les samedis, chez les Cros, qui réunissaient des artistes et des gens de lettres : Valade, Dierx, Jean Aicard, Pierre Elzear y récitaient leurs œuvres. Rollinat chantait, en s’accompagnant au piano, ses vers mis en musique par lui-même.
S’y retrouve-t-on mieux !
Mémoires de ma vie est l’autobiographie d’une femme de seize ans à peine qui se marie avec le poète, le très vilain bonhomme, le Paul le plus doux du monde, en vers, et à la ville c’est l’envers, vil, malotru, carrément retors et louche. Pas n’importe lequel de la bande à Rimb !
Paul présenta Rimbaud à tous ses amis, les Cros, Valade, Mérat, Burty, Théod. de Banville. Il fut bien reçu partout. On le traitait de génie naissant.
Mentionnons qu’Arthur a peu ou prou le même âge que Mathilde !
Madame-Ex écrit en premier lieu pour démentir, rectifier, se refaire une virginité face au poète disruptif et destructif qui a faké son image et cancélé sa figure. Nous torviolons en conscience la temporalité langagière car après tout, notre période est violente, agressive, attaquant ad hominem, ici ad feminem. Cela le fut hélas de tout temps. En 1868, avec les journaux, les livres, rien que de la pâte à papier. Aujourd’hui c’est plus virtuel, pas moins dur.
Dès la préface, Mathilde, appelons-la par son prénom, est claire et nette : Il m’a semblé que sans offenser la mémoire d’un pauvre mort qui expia durement ses égarements, il m’était permis de remettre les choses au point et de me montrer sous un jour plus exact et moins défavorable.
On le voit. Loyale au poète, cruelle au mari cruel.
Le livre rétablit une justice, qui vise in fine l’enfant qu’elle a eue avec Verlaine, Georges, afin que ce-dernier voie plus clair dans sa filiation tout en édulcorant bien entendu, procès d’époque, la pente homosexuelle qu’elle euphémise.
Au fond, ma mère ne désirait pas un rapprochement ; tant de fois nous avions vu Verlaine doux et repentant et retomber bientôt dans son terrible vice. Mais elle ne voulait pas le décourager de la voie honnête où il venait d’entrer.
Mathilde évoque dans ce paragraphe un retour de Verlaine, alors professeur intérimaire abstinent et normalisé, tellement secoué par ses deux ans d’emprisonnement.
La question du vice convoque l’alcool mais on le sait qu’un vice peut en cacher un autre, lequel est incarné par Arthur, le fauteur de troubles, le fort en gueule et rude en toutes choses, pommettes rouges, paysan rustre, bref l’être fort quand Verlaine serait l’être sous emprise, le faible. On connaît la Bonne chanson !
Mathilde repère de manière précise, pour les démentir, les nuancer ou les assumer les vers verlainiens dans leur articulation existentielle. Le réel habite la poésie de Verlaine, réaliste et biographique. Celle de Rimbaud ne l’est pas moins mais sans témoin durable. Peu appariable l’animal !
Le lendemain, il (Paul) revint, amenant avec lui sa mère et il me remit ces vers qui dépeignaient bien l’état de son âme lors de sa première visite :
Hier on parlait des choses et d’autres
Et mes yeux allaient rechercher les vôtres…
Le quasi trentenaire a découvert la très jeune Mathilde dans une soirée sous l’égide du frère de Mathilde, Charles de Sivry, musicien. Elle a quatorze ans lorsque lui est présentée la fraîche adolescente même si ça ne se dit ni ne se pense à l’époque. Si l’amour irradie le poète, elle aussi !
Il était, je crois intimidé, par le public : il avait l’air doux et un peu effaré. Il ne me remarqua pas plus ce soir-là que chez Mme de Callias ; j’étais pourtant gentille avec ma robe de mousseline blanche, ma ceinture rose et mes cheveux bouclés, attachés avec un simple ruban ; mais j’avais quatorze ans et j’en paraissais douze.
L’antiféminisme peut être partagé par les femmes ! Mais ne gâchons pas la fête par trop d’anachronique.
Les sentiments se fixent. Verlaine et sa mère sont assidus. Mathilde renvoie Verlaine à son fonctionnariat terne, à son salariat prolétaire. La rente qu’offre le père de Mathilde est plus élevée que l’appointement du rond de cuir municipal, lequel n’y a plus à briller autrement que par son absence ! Elle revendique avec ironie la particule de Fleurville, pur décor paternel (Mon petit papa tu te fais appeler de Fleurville, tu es un gros vaniteux écrit-elle ailleurs). Elle fréquente sans retenue les célébrités, les frères Cros dont le célèbre Charles auteur du hareng sec-sec-sec. Aussi Villiers de l’Isle Adam, Coppée ou Hugo plus tard qui la soutiendra, ce qu’elle dit, autant que Louise Michel, jusque dans sa séparation d’abord de corps puis civile.
Repartons au début !
On aurait dit que Verlaine avait l’intuition du danger que couraient nos fiançailles, car c’est précisément à ce moment qu’il fit « la bonne chanson » commençant par ces mots :
J’ai presque peur en vérité
Tant je sens ma vie enlacée
A la radieuse pensée
Qui m’a pris l’âme l’autre été.
Mathilde est la radieuse pensée. Coup de tonnerre dans ciel serein ! Le danger guette. Mathilde écrit son livre après le désastre. Il sera publié post-mortem. Déjà, en 1907, elle post-rationalise, réécrit l’histoire dans le sens de l’aiguille de sa montre.
Ses ennemis sont l’absence et l’absinthe.
La fugue et l’horreur du mari volatile pour ne pas dire voleur et volage, volé et envoûté.
Lorsque mon frère revint de Satory, nous avions un nouvel hôte à la maison et qui devait avoir une si triste influence sur mon existence : je veux parler d’Arthur Rimbaud.
Turning-point ou hyberbole des excès !
Disons que les ennuis augmentent. Du moins s’incarnent-ils car contre-histoire pour contre-histoire, Verlaine eût sans doute chuté sans Arthur, et sûrement aurait-il tiré des coups et des coups de feu sans que l’Ardennais pointe sa folie créatrice et ses bateaux d’ivresses.
Nous sommes ici dans le feu et la foudre.
Mathilde veut tenir son rang et son ménage.
On voit le chiasme. On voit que femme-enfant est déjà une gageure bien qu’à l’époque les assignations patriarcales s’imposent. Quoique Louise Michel, quoique les suffragettes ! On voit la dérive des continents entre poètes au sens du dérèglement revendiqué des sens, de la provocation zutique et merdrique pré-jarryenne ou prédada et on voit se creuser le gouffre avec l’attente normalisatrice et moralisatrice d’une Mathilde à bout qui veut sauver les apparences, évitant les coups de justesse.
Restent pas mal de traces autour de son cou.
On a frôlé le féminicide.
On a frôlé le meurtre et il n’eut pas été lyrique !
Il s’étendit tout habillé sur mon lit, la tête au pied, coiffé de son chapeau mou, et ses chaussures boueuses sur l’oreiller qui était à côté de ma figure. Bientôt il s’endormit d’un sommeil de brute, et c’est ainsi que ma mère le trouva en entrant le matin dans ma chambre.
Parlons d’autofiction même si anachronique. Mathilde reconstitue. Elle veut retrouver dignité et reconnaissance. Aussi dire sa vérité. On l’a dit car elle l’a dit qu’elle veut redorer son blason, dont on n’est d’ailleurs pas sûr qu’il en fut un. Ses fréquentations aristocrates sont celles d’une société avec terre et château quand elle est sans terre ni château. François Porché, le préfacier de 1935, va jusqu’à se demander si la parentèle de Mathilde ne serait dans les salons que du côté office ou dame de compagnie. Peu importe, elle douille. Le grand poète admiré est vil. Le couple asymétrique se disloque.
Le poète des loques soliloque et versifie aux amours sauf qu’elles sont bisexuelles et libres. L’ambivalence règne et Mathilde ne voit que du feu, car c’est de cela qu’il s’agit : du feu !
Edmond Lepelletier fit paraître dans le Journal des Simond, où il écrivait alors, l’entrefilet suivant :
« Parmi les hommes de lettres assistant à la représentation de la pièce de Coppée, on remarquait le poète Paul Verlaine donnant le bras à une charmante jeune personne, Mlle Rimbaud ».
Scandale.
Forfaiture des forfaitures, Lepelletier est ami de Mathilde, ça jettera entre eux un froid jusqu’au bout, et de Verlaine pour lequel il a contribué au rapprochement avec le Charlestownien !
Lepelletier expliqua à mon père et Charles qu’il avait trouvé la tenue de Verlaine et Rimbaud si choquante, se promenant au foyer du théâtre en se tenant par le cou et dans la mise que l’on sait, qu’il avait publié ces quelques lignes pour leur donner une leçon.
Double peine pour Mathilde !
Étape franchie vers Ex-Madame-Paul V.!
Les femmes se liguent en syndicat de vertu ! Mathilde, sa mère et sa belle-mère. Les vertus n’ont ni ligue ni syndicat qui tiennent !
Je sentais qu’il allait gâcher non seulement ma vie mais la sienne, et j’ai fait un effort pour le sauver.
Il était redevenu l’homme des Poèmes saturniens, alors qu’il avait écrit :
Je ne crois pas en Dieu. J’abjure et je renie
Toute pensée, et quant à la vieille ironie,
L’amour, je voudrais bien qu’on ne m’en parlât plus.
Ce livre est d’une femme bafouée, niée, vilipendée, aussi styliste. Elle écrit doux, comme on pense, factualise et donne à voir un monde bourgeois bohème ! Moderne !
Ne lisons qu’elle dont c’est le livre après tout. Le pauvre Lélian n’a qu’à aller se faire mettre où ça l’enchante.
Mathilde se raconte et fait de ses Mémoires de ma vie une longue épopée d’époque. Commune y compris où Verlaine esbrouffe et elle chauffe la marmite ou est envoyée par icelui faire les commissions – notamment à sa mère. Verlaine était très enthousiaste de la Commune, et je dois dire qu’au début, presque toute la population parisienne pensait comme lui.
A cette époque, je ne voyais que par les yeux de mon mari et j’approuvais tout ce qu’il faisait : j’avais dix-sept ans !
Par contre, ce que Lepelletier dépeint à merveille, c’est la frousse intense que Verlaine ne cessa d’avoir à cette époque troublée.
Après que Verlaine envoie Mathilde retrouver sa mère aux Batignolles, revenant chez elle, passablement marquée par l’obstacle mortifère des barricades :
Pendant tout le temps que dura mon absence, il fut hanté par cette idée que si le Panthéon sautait, notre maison sauterait avec ; ainsi fus-je stupéfaite, à mon arrivée, de voir les matelas dans un cabinet de toilette sans fenêtre. Verlaine les avait mis là pour se garantir des accidents !
Plus prudent que le poète, qui ? Plus pleutre, allons donc. Le sous-texte le sous-entend.
Elle se remariera mais restera sous l’ombre portée du poète. Elle écrit le livre pour déplacer l’ombre et mettre un peu de lumière sur ses cils :
Vers la fin de 1900, je quittai ma petite maison de l’avenue Louise à Bruxelles, pour aller habiter Alger. J’y étais depuis peu lorsque j’appris que ma vieille amie Louise Michel venait d’y arriver. Je ne l’avais pas revue depuis dix-huit ans. Je courus donc l’embrasser, et elle fut aussi contente que moi de cette rencontre. Elle était bien toujours la même, à peine vieillie, les cheveux grisonnants. Elle était accompagnée de sa fidèle compagne Charlotte Vaurelle..
Moderne, ou en devenir !
Mathilde exfiltre Madame-Ex. Elle divorce en 1885 après des vicissitudes y compris juridico-administratives, première épouse d’un sacré filou, mère de Georges, affligée de bonne foi quand la première sculpture du poète, à Allauch, fut brisée par de misérables iconoclastes. Elle déplore qu’on ne mette pas le grappin sur les auteurs de cet acte abominable et stupide.
Moderne et pas tant rancunière !
La dernière fois que je signai Mathilde Verlaine, ce fut sur le registre mortuaire de Victor Hugo.
Moderne, et, dans la littérature à son corps défendant !
Mais elle devint la pire pécore
Même digne de cette chanson
Et certain beau soir quitta la maison
En emportant tout l’argent du ménage
Les vers sont beaux, du Pauvre Lélian. Mais sont faux ! Le voleur est vil, on l’a dit, quand il se dérobe et dérobe aussi la vérité.
Lisons pour une fois Mathilde au pied de la lettre.
Croyons-la. Aimons Verlaine !
Priez pour et avec le pauvre Lélian. Et pour Mathilde, une faveur!
Gilles Cervera
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