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Éthique, Baruch Spinoza sous la direction de Maxime Rovere (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 12.05.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Flammarion

Éthique, Baruch Spinoza, novembre 2021, édition et traduction, Maxime Rovere, 956 pages, 35 €

Ecrivain(s): Maxime Rovere Edition: Flammarion

Éthique, Baruch Spinoza sous la direction de Maxime Rovere (par Gilles Banderier)

 

La question du progrès, appliquée à la littérature ou à la philosophie, est d’un maniement délicat, même s’il est difficile de prétendre qu’elle n’a aucun sens. Dans des disciplines comme l’astronomie, la médecine ou les mathématiques, les progrès accomplis en, disons, cinq siècles, sont immenses et permettent seulement aux optimistes de rêver à ceux qui pourront encore l’être dans les cinq autres à venir. Le moins inspiré des doctorants en sait plus que l’astronome peint par Vermeer, où une longue tradition a voulu voir un portrait de Spinoza. L’idée d’un corps humain virtuellement immortel et réparable presque à l’infini par échanges de pièces ou d’organes n’appartient plus tout à fait à la science-fiction, même si les implications éthiques et politiques soulevées par cette perspective sont prudemment mises de côté, puisque cette immortalité virtuelle pourrait bien n’être que le privilège d’une caste très étroite. En mathématiques, les découvertes de la géométrie non-euclidienne, l’existence possible d’une infinité d’univers infinis, dans une infinité de dimensions, ne sont même pas assimilables par l’esprit humain.

Écrire que la philosophie ou la littérature n’ont pas « progressé » depuis Homère et Platon constitue tout à la fois un truisme et une vérité dérangeante. Whitehead avait-il tort de réduire toute l’histoire de la philosophie occidentale à une note en bas de page aux œuvres de ce dernier ? Peut-être la notion de progrès linéaire, mesurable, applicable aux sciences « exactes » (et que signifie au juste cette épithète ?), n’a-t-elle guère de sens dans ces disciplines. Mais alors ?

Il est en revanche un domaine particulier où la notion de progrès quantitatif et qualitatif prend tout son sens : la philologie, l’établissement des textes et leur commentaire. Il n’est en rien exagéré d’écrire que la nouvelle traduction française de l’Éthique, dirigée par Maxime Rovere (auteur d’un excellent volume sur Le Clan Spinoza), marque un progrès par rapport à toutes ses devancières, celles de Charles Appuhn, celle publiée à la Bibliothèque de la Pléiade et même celles (pourtant très satisfaisantes) de Bernard Pautrat ou Pierre-François Moreau. Elle bénéficie des progrès accomplis dans l’établissement du texte, notamment grâce à l’invention d’un manuscrit de l’Éthique au Vatican (le manuscrit Vat. Lat. 12838, qui semble être la seule copie manuscrite de l’Éthique établie antérieurement aux Opera posthuma de 1677 et encore conservée), et surtout par tout ce que les chercheurs ont découvert (et ce fut une surprise) relativement à la dimension collective du travail de Spinoza. Théâtralisé par la postérité, le herem qui l’avait frappé, l’expulsion hors de la Synagogue (dont les motivations nous échappent et que les juges ont curieusement oublié de signer), a certes détaché Spinoza de son milieu d’origine, mais ne l’a pas isolé pour autant. Loin d’être un génie solitaire, incompris et rejeté, reclus dans la tour d’ivoire où il assemblait d’excellents microscopes, Spinoza recevait de nombreux amis et entretenait un réseau nourri de correspondants. Un jeune érudit hollandais, professeur de lycée, Koenraad O. Meinsma (1865-1929), avait publié en 1896 un livre consacré à Spinoza en zijn kring. Il fallut cent dix ans pour que cet ouvrage fondamental fût traduit en français et presque aussi longtemps pour que la recherche s’avisât que ce « cercle » avait joué un rôle séminal dans la genèse de l’Éthique. Le scolie à la proposition XLV de la quatrième partie (ici, p.677-679) montre en Spinoza un homme équilibré qui goûtait pleinement les plaisirs de l’existence, dont l’amitié faisait partie. Il était en outre profondément intégré à la vie intellectuelle de son temps, aux débats philosophiques qui agitaient alors les Pays-Bas (le titre choisi pour son magnum opus n’a rien d’original), mais également enté sur les traditions antérieures, celle de la philosophie juive entre autres (mais non exclusivement).

Dans ce copieux volume, la nouvelle traduction de l’Éthique occupe les pages de droite, avec en regard les commentaires polyphoniques d’une demi-douzaine de savants, chacun selon ses compétences particulières (histoire des sciences, littérature et histoire néerlandaises, philosophie antique, juive ou arabe, etc.). Ce commentaire est bien entendu à jour des découvertes les plus récentes. Même le plus féru des spinozistes apprendra quelque chose, par exemple sur les liens du philosophe avec la peinture, les livres d’emblèmes, les cabinets de curiosité, la lexicographie, les animaux, etc. Ce travail impressionnant, dont on peut dire sans crainte de se tromper qu’il fera date, ruine une fois pour toutes le mythe du penseur athée, solitaire et maudit.

 

Gilles Banderier

 

Ancien élève de l’École Normale Supérieure et de l’École du Louvre, Maxime Rovere est chercheur indépendant en philosophie.

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A propos de l'écrivain

Maxime Rovere

 

Maxime Rovere enseigne la philosophie à Rio. Traducteur de Darwin, de Lewis Caroll, de Virginia Woolf et de Spinoza… Auteur jeunesse, critique d’art, écrivain, philosophe. Sa biographie de Casanova est un modèle du genre. Il est le gai savoir de la nouvelle génération.

 

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).