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Etat d’ivresse, Denis Michelis (par Christelle d'Hérart-Brocard)

30.01.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Editions Noir sur Blanc

Etat d’ivresse, janvier 2019, 140 pages, 14 €

Ecrivain(s): Denis Michelis Edition: Editions Noir sur Blanc

Etat d’ivresse, Denis Michelis (par Christelle d'Hérart-Brocard)

Elle est femme, épouse, mère et rédactrice d’un magazine de psychologie. Autant de statuts qui se combinent et façonnent une belle identité, solide et légitime. Mais que se passe-t-il quand l’état d’ivresse vient s’immiscer dans l’engrenage et gangréner tout le système ?

On ne peut plus exemplaire et significatif, le procédé narratif de focalisation interne prend toute son ampleur dans ce court roman de Denis Michelis puisque la narratrice enferme littéralement le lecteur dans son carcan d’ivrogne, sans d’autre perception que celle de ses propres délire et obsession. Hormis les spéculations hors texte auxquelles le lecteur ne manquera pas de s’adonner, il est inutile d’attendre des explications sur les tenants et aboutissants de cette situation. Comme le suggère le titre du roman, l’ivresse est postulée comme un état de fait que la narratrice, qui domine l’appareil discursif, serait bien en mal de justifier. En dépit de cette narration ingénieusement restreinte et resserrée dans le temps (une semaine et quelques jours), il n’est nullement question de l’allocution vaseuse, sans queue ni tête, d’une poivrote en plein délire, qu’il aurait été laborieux de retranscrire et plus encore de déchiffrer. Si confusion mentale il y a, elle se concentre sur le fond et n’entache point la forme. Faut-il rappeler que la narratrice est rédactrice de magazine et par conséquent capable de s’exprimer de manière intelligible ?

Et en l’occurrence, son discours est linguistiquement et grammaticalement correct, minimaliste mais d’autant plus précis et incisif, ce qui permet de la suivre aisément dans ses divagations, ses hallucinations et ses délires de persécution. C’est donc de cette manière, abrupte et ironiquement limpide, que le lecteur reçoit le dialogue intérieur de la narratrice et prend connaissance de son interprétation toute personnelle de sa situation et de son évolution : son mari est absent depuis plusieurs jours ; elle vit avec son fils, Tristan, un adolescent de dix-sept ans, qui lui parle mal et la persécute avec ses questions insolentes ; Célia, sa voisine, qui fut un temps sa meilleure amie, la snobe sans raison et lui refuse l’hospitalité ; François, son employeur, la relance sur un article qu’elle prétend être sur le point d’envoyer. Elle boit, certes, mais elle se convainc qu’elle finira par s’en sortir. En attendant, elle trouve mille subterfuges pour se procurer des bouteilles d’alcool et les dissimuler. De jour en jour, l’hostilité ouverte, dont elle s’imagine être la cible, prend des proportions herculéennes, puisque même les éléments inanimés se liguent contre elle : Maudit perron. Un peu plus et je faisais un vol plané. Ma pauvre, tu aurais pu te faire mal, très mal. J’aurais pu mourir, oui. N’ayons pas peur des mots. Tous les jours je risque ma vie. Attention aux bacs à fleurs ! C’est à se demander si Célia ne les a pas placés là à dessein, pour que je me brise le cou. Pourquoi m’en veut-elle à ce point ? Pourquoi le monde entier s’acharne-t-il sur ma pauvre carcasse ? A partir de ce rapport au monde, complètement déformé, des films hallucinatoires et oppressants s’improvisent et tournent en boucle dans sa tête. Tel un Gollum méditatif, ses voix intérieures se télescopent, se contredisent. A elle-même comme aux autres, elle ment effrontément, sardoniquement : Encore des pleurs ? La route te rendrait-elle mélancolique ? Je t’ai dit de me laisser. Tu dois prendre sur toi et assumer tes mensonges jusqu’au bout. Quels mensonges ? Il y en a tellement que tu pourrais en faire un livre. Le livre des mensonges. (Silence) Puisque tu ne dis rien, je commencerai par le plus récent : utiliser ton fils comme prétexte pour emprunter la voiture de ta voisine. Je ferais n’importe quoi pour Tristan. Je donnerais ma vie pour lui ! (rires.) Mauvaise foi, déni et délires paranoïaques s’imbriquent, s’alimentent et se décuplent à mesure que l’alcoolo-dépendance s’enracine. Les quelques rares discours autres (son fils, sa voisine, son mari) interrompent le monologue et permettent aux lecteurs de spéculer davantage sur les dommages collatéraux considérables que l’état d’ivresse est susceptible d’engendrer : Une masse à la fois imposante et imprécise, un amalgame de chairs se soulevant au rythme d’une respiration asthmatique. Se pourrait-il que ton fils pleure ? J’aimerais m’approcher et lui offrir un geste tendre, après tout, ça fait aussi partie de mon rôle de mère. Et pourtant, je lui dis, ou plutôt je m’entends lui dire : qu’est-ce que tu as à chigner comme ça ? C’est pénible. On dirait une fillette […]. Mais qu’est-ce que t’as à chigner bon sang ? Réponds ! Et qu’est-ce que ça peut te faire ? rétorque finalement Tristan, tu vas encore essayer de me frapper ? J’ai dû mal comprendre : moi, te frapper ?

Ce roman, petit par la taille, offre une perspective vertigineuse et horrifique sur les effets délétères de l’alcoolisme sur l’organisme et le psychisme humains. Une lecture troublante et saisissante, « à consommer avec modération ».

 

Christelle d’Hérart-Brocard

 


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A propos de l'écrivain

Denis Michelis

 

Denis Michelis  est écrivain et traducteur. Il vit à Paris. Il signe avec Etat d’ivresse son troisième roman.