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A serious man, Coen Bros (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy le 04.01.13 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques, Côté écrans

A serious man, Coen Bros (par Léon-Marc Levy)

 

Une fois n’est pas coutume : le format télévision, même « grand écran plat », convient très bien à « A serious man » de Joel et Etan Coen. Je ne sais pas, sûrement le côté « journal intime » du film qui sied bien à mon salon. En tout cas, ce fut un vrai bonheur de revoir le dernier « Cbrothers ».

 

Il paraît que quelques Juifs se sont agacés devant ce film. Je comprends que certains, habitués au « culturellement correct », puissent s’offusquer devant une telle « déconstruction ». Une telle rupture avec le pathos traditionnel des films du genre « humour juif » a de quoi surprendre, déconcerter, voire irriter. Pas une trace de folklore juif américain du début à la fin. On est formé à Woody Allen, avec ses figures archétypiques et sympas : l’intello new-yorkais, l’écrivain qui se cherche, l’artiste égocentrique, le psychanalyste rongé d’angoisse, l’hypochondriaque agité, la mère abusive, le père paumé. Bref, la galerie de figures-types, qui font rire, qui attachent. Avec ce film des frères Coen, rien de ce genre.

A commencer par le choix des acteurs. Pas un visage connu, pas un visage séduisant.

Larry Gopnik (interprété par un inconnu néanmoins formidable, Michael Stuhlbarg), professeur de math dans une petite université du Middle West, mari fidèle, père responsable, juif pratiquant, est l’archétype de « l’homme sérieux ». Il ne mérite rien d’autre que le bonheur tranquille de la « middle class » américaine et, en apparence, c’est ce qu’il a. Et puis, marche après marche,  commence l’escalier de la descente en Enfer ! Sa femme lui annonce son intention de le quitter, son frère (qui vit à ses crochets) est accusé de vols, viols, et autres « babioles », ses enfants sont de plus en plus déjantés, il est accusé de corruption professionnelle (totalement à tort) dans son université. Tout cela avant l’inévitable diagnostic du cancer. Le Déluge quoi.

 

Tout le film est construit sur la montée du flot noir qui emporte tout et métaphoriquement s’achève sur une vraie tornade, réellement noire, qui annonce une espèce de « fin du monde ».

Alors Larry veut comprendre : que cherche à lui dire Hachem (Dieu) ? Parce qu’un tel « tsunami » de malheurs ne peut qu’être un signe de Dieu ! Il va donc en quête de la « vérité » auprès des « sages » de la communauté juive.

Et les Coen ne mettent pas de gants. Ils étripent, l’une après l’autre, toutes les conventions de l’imagerie juive traditionnelle :

 

- les rabbins sont des idiots qui ne comprennent strictement rien à l’âme humaine : le premier, jeune rabbin, est totalement éberlué. Le second, un égocentrique qui n’entend même pas ce dont on lui parle. Quant au troisième, le « grand sage des sages », régnant sur son antre de quelques mètres carrés, au visage sorti des éditions illustrées de l’Ancien Testament, la seule fois qu’il prononce une phrase c’est pour dire le nom des quatre membres du groupe de rock « Jefferson Airplane » (on est en 1967).

 

- La famille juive est une espèce de « OK Corral » où se succèdent les règlements de comptes interpersonnels, et dont chaque membre est doté d’une sorte d’ego absolu (la fille qui passe tout son temps à se coiffer), sans la moindre considération pour les autres.

- Les rites religieux sont montrés comme des simagrées vides de sens : La Bar-Mitzvah du fils à la synagogue est filmée comme un bateau à la dérive. Le fils est bourré à la marijuana et doit lire un passage de la Thora, en tenant à peine sur ses jambes. La caméra des frères Coen tourne pendant ce temps sur les visages de l’assistance, crispés, grimaçants, antipathiques.

 

Le plus étrange, c’est qu’il n’y a aucune jubilation dans ce « règlement de compte » des frères Coen avec leur adolescence familiale. C’est là le « malaise » qui se dégage du film : ce n’est pas une comédie. En tout cas, pas une comédie drôle. Avec les Coen, on avait l’habitude de films hilarants : Arizona Junior ou les inénarrables « Big Lebowski » ou « O’Brother ». Je m’attendais donc (et le public dans la salle aussi) à rire, un peu comme devant un Woody Allen. Les (rares) critiques que j’avais lues parlaient toutes d’ « humour juif ». Certes, le propos du film relève entièrement de l’humour juif, c’est-à-dire de cette capacité des Juifs à se livrer à une autodérision parfois dévastatrice. Mais des gags, des scènes hilarantes, point. J’ai écouté la salle autour de moi. Personne ne riait, ou si rarement, quelques sourires. On a un sentiment étrange : ce film ne soulève sûrement pas l’enthousiasme, malgré sa quasi perfection filmique. Parce qu’il est antipathique, au sens tout à fait propre du terme : anti pathos. Il refuse toutes les facilités du genre, tous les stéréotypes confortables, avec en premier lieu le stéréotype maître sur le sujet : une famille juive américaine des années soixante, c’est forcément sympathique.

Eh bien non, nous disent les frères Coen. Eux ont eu (le film est visiblement largement autobiographique) une adolescence juive américaine ennuyeuse, quelconque, dans un univers où l’amour se cherche au microscope électronique et les valeurs morales avec.

Et ils y ajoutent la « désertification » culturelle d’un judaïsme vidé de sa substance depuis le désastre de la Shoah, qui a éradiqué tout un peuple d’une région du monde. La scène initiale du film se situe quelque part en Europe de l’Est (Pologne ? Russie ?) autrefois et raconte une histoire de Dibbouk (terme hébreu pour démon qui, en l’occurrence, serait un mort-vivant). La fonction de cette scène, qui ne dure que quelques minutes, est, de toute évidence, métaphorique d’une communauté expatriée aux USA : morte-vivante. A la sortie du film en salles, Jacques Mandelbaum écrivait dans son compte-rendu (Le Monde 26 janvier 2010) : « Le judaïsme américain devient donc au XXe siècle l’incarnation exemplaire d’un judaïsme que la modernité dilue dans l’incertitude identitaire et la perte de ses repères. »

 

Ce film n’est pas philosémite. Tant mieux. Il n’est évidemment pas antisémite (il y a eu et il y aura bien encore quelques sots qui le diront). Il se situe sur un territoire extrêmement intéressant qui participe d’une ère nouvelle du discours des Juifs sur les Juifs. Ce film a quelque chose de post-racial ou mieux encore, de a-racial. Il refuse de réduire les gens, et leur vie, à une simple « identité » culturelle, ou religieuse, ou symbolique, ou ethnique. Il serait temps de s’y mettre.

En tout cas il est temps de voir « A Serious Man » si vous ne l’avez déjà fait. C’est formellement l’un des plus beaux Coen.

 

Leon-Marc Levy


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A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /