Erev. À la veille de…, Eli Chekhtman (par Gilles Banderier)
Erev. À la veille de…, novembre 2018, trad. yiddish Rachel Ertel, 816 pages, 27 €
Ecrivain(s): Eli Chekhtman Edition: Buchet-Chastel
« C’est un chef-d’œuvre, achetez-le, faites-vous le offrir, procurez-vous le par tous les moyens légaux et lisez-le ». Voilà ce qu’on a envie d’écrire à propos d’Erev, et la recension pourrait s’arrêter là. On se sent néanmoins obligé d’en dire davantage.
Au moment où ce compte rendu est rédigé, l’encyclopédie en ligne Wikipédia, accueillante aux politiciens de tous bords, si insignifiants soient-ils, aux acteurs du huitième rang et aux peintres du dimanche après-midi, ignore qui fut Eli Chekhtman (1908-1996), écrivain russe d’expression yiddish qui acheva sa vie en Israël ; comme un autre auteur important, Abraham Sutzkever (1913-2010). Bien qu’honorée par un Prix Nobel (avec Isaac Bashevis Singer, en 1978), la littérature yiddish, sa poésie, ses pièces de théâtre, ses journaux (l’épée d’académicien d’Alain Finkielkraut s’orne de l’aleph hébraïque, en souvenir du quotidien yiddish que lisait son père), la littérature yiddish est une Atlantide engloutie, alors que la langue fut pratiquée sur une grosse moitié du continent européen (de l’Alsace à la Russie). Erevest une lumière qui nous vient d’un monde aboli.
Le roman d’Eli Chekhtman pourrait accompagner le magnifique recueil du photographe Roman Vishniac portant précisément ce titre (A Vanished World), qui a conservé le souvenir de ces communautés juives d’Europe de l’Est, anéanties par la Shoah. C’est en Ukraine que fut composé (en hébreu) Hatikva (« L’Espérance »), qui deviendra l’hymne national d’Israël.
Le roman commence comme un nostos grec, par le retour d’un soldat dans son foyer. Au premier abord, le plus simple, Erevse présente comme une chronique familiale étendue sur une quarantaine années, de la guerre russo-japonaise à la création d’Israël. Pendant ces quatre décennies, la Russie a subi l’autoritarisme et la corruption tsaristes, la Révolution bolchevique, le totalitarisme communiste et l’invasion allemande. Il n’a jamais fait bon être Juif dans cette région du monde et, à intervalles assez réguliers, les communautés étaient massacrées dans des pogroms (« un mot que la langue russe a offert au reste du monde. Un don, si l’on veut, à l’encyclopédie universelle de l’infamie », ainsi que l’écrit si bien Camille de Toledano).Erevaccompagne le destin d’une famille (le terme clan serait plus approprié) à travers ces convulsions historiques.
Comme toutes les œuvres de premier plan, Erevcrée sa propre forme et, à l’instar des étoiles massives, modifie l’espace environnant. À quoi le comparer, s’il faut le comparer ? Au Dernier des justes ? À Vie et destin ? On pourrait qualifier sa structure de musicale, qui fait penser tantôt à une symphonie, tantôt à une fugue, avec ses thèmes et ses reprises. Erevest un roman métaphysique, voire théologique, qui aborde de front le problème du mal, omniprésent (avec, en contrepoint, les visions récurrentes de la grande nature russe, comme autant d’hymnes à la Création), et pose une question souvent reprise : où est passé Dieu ? L’interrogation se fait intolérable lors d’une scène paroxystique, point culminant du livre, quand une jeune mère dépose son enfant de six ans, tout juste assassiné pendant un pogrom, dans l’Arche sainte, entre les rouleaux de la Torah, et somme Dieu d’accomplir un miracle. « Pourquoi ne pas mettre Dieu à l’épreuve ? Il n’a de comptes à rendre à personne ? Combien de temps devons-nous attendre ? Jusqu’à quand devons-nous croire Ses promesses ? » (p.493). Des miracles, on en rencontre toutes les quelques pages dans la Bible hébraïque (dans le Nouveau Testament aussi). Alors pourquoi n’en survient-il pas un ici, maintenant, sur ce petit innocent, dans cette synagogue pillée, au milieu de ce village détruit ? Rien ne viendra, sinon cette parole terrible : « Et cependant, nous pardonnons à Dieu » (p.499).
Erev est encore un roman sur l’invraisemblable survie du peuple juif, contre toute raison, malgré les massacres et les conversions forcées (« plus l’ombre grandit, s’épaissit, plus nos forces se décuplent, ruisselant comme une source d’eau. Satan et l’ombre de la mort ne peuvent pas nous cacher la lumière du matin », p.761). Comment expliquer à vue humaine la survie du judaïsme, cette flamme fragile, alors que de prestigieux empires ont été engloutis avec leurs religions (que sont devenus les dévots d’Osiris, de Thor, de Jupiter ?).
Gilles Banderier
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