Entretien avec Pascal Commère à l’occasion de la réédition de "Chevaux" (par Laurent Fassin)
Laurent Fassin : Chevaux, paru en 1987 aux éditions Denoël, fait l’objet d’une réédition cet automne, à l’enseigne du Temps qu’il fait. Primé sur manuscrit, ce premier écrit que signait Pascal Commère avait obtenu une bourse de la fondation del Duca en 1986. En épigraphe, quelques lignes extraites du Journal du biographe d’August Strindberg et Stig Dagerman, le critique suédois Olof Lagercrantz : « L’enfance est le grand réservoir où nous cherchons des déguisements quand nous voulons raconter ce que nous éprouvons au moment même ». Peux-tu en dire plus sur le choix de cette épigraphe ?
Pascal Commère : Je ne suis plus dans la tête du jeune homme qui, tourmenté alors et épris de littérature, ne savait pas trop au seuil de ce livre ce qu’il s’apprêtait à écrire. C’est naturellement, je suppose, qu’il se remémora son enfance. Marquée par la présence des chevaux, il est vrai, autant que par la mort du père. De cette absence on ne guérit jamais tout à fait. D’où un sentiment d’insatisfaction, de révolte qui m’habita tout un temps. Il me revient du reste qu’une première mouture s’intitulait Des fois, c’était dimanche. C’est lors d’une relecture par un ami, Jean Dubacq, plus expérimenté que moi, qu’il me souffla le titre Chevaux. Que j’adoptai aussitôt.
L. F. : « nous cherchons des déguisements », relève Olof Lagercrantz…
P.C. : Sans doute étais-je alors « en proie à d’abstraites fureurs », comme l’écrit magnifiquement Vittorini… Mais l’écriture d’un roman n’est-elle pas toujours une manière de déguisement ? Quand bien même on s’en tiendrait à ce qu’on croit être la réalité, ce qui en ressort dans les mots relève d’un « mentir-vrai ».
L. F. : De l’épigraphe à l’incipit de Chevaux il n’est qu’une page à tourner : « Une fois de plus on m’emmenait ».
P. C. : Comme je l’ai écrit dans la préface qui accompagne cette réédition, cette phrase m’est venue un soir à Rome, où je séjournais avec un couple d’amis, auquel est dédié Chevaux. La nuit de notre retour en France, je me trouvais durant le trajet assis à l’arrière de leur petite voiture. Parce qu’il s’agissait d’un départ, je suppose, notre séjour romain s’achevant, et qu’à l’anxiété de la route à faire se mêlait la nostalgie que j’éprouve face à ce qui finit, me revinrent en mémoire toutes les fois où, chaque été, je devais accompagner mon oncle et ma tante, chez qui je séjournerais à Paris une partie des vacances. Ce qui m’obligeait à quitter la vie que je menais ici, les copains, la campagne. Il ferait chaud de plus, le voyage serait long. L’ennui n’était pas loin.
L. F. : L’enfant en fait nous guide, bien que lui-même soit conduit en voiture vers la grande ville.
P. C. : Sans que ce ne soit toutefois l’oncle qui tienne le volant, mais son chauffeur ! Car l’oncle était un riche industriel, propriétaire d’une usine spécialisée dans l’usinage de grosses pièces mécaniques en banlieue parisienne. Il avait épousé ma tante, la sœur aînée de ma mère. Je ne sais s’il avait conduit une fois dans sa vie, toujours est-il qu’il confiait à son chauffeur, où qu’il aille, le volant de la Victoria, une grosse voiture américaine, dont j’avais un peu honte devant les copains, tant elle ne correspondait en rien au milieu d’où je venais.
L. F. : Le texte puise ainsi largement dans les souvenirs d’enfance.
P. C. : En effet. Ce qui n’est pas très original, disons-le, s’agissant d’un premier texte en prose. Ensuite, il y a la manière de l’écrire, le ton. Qui diffèrent totalement ici de ceux apparaissant dans le recueil Les commis, paru en 1982 aux éditions Folle Avoine (1). Il est de fait qu’il s’agissait plus particulièrement de poèmes, ramassés sous forme de petits pavés de prose. Je me souviens qu’alors je rêvais d’une phrase qui se poursuivrait sans jamais s’arrêter. Ce qui me fait dire aujourd’hui que mon écriture a toujours été liée à la recherche d’une forme.
L. F. : Chevaux est composé de quatre parties, elles-mêmes découpées en sections. C’est au basculement entre les deuxième et troisième parties du livre qu’un drame se produit. Le père, jockey de profession, en a fait des chutes de cheval, des blessures il en a encaissé, qui l’ont abîmé, meurtri. Mais, cette fois, « le cheval avait glissé » et le père n’allait pas revenir. Pourtant, un tel drame ne résume pas le livre, qui est d’abord, et sous plusieurs aspects, celui des naissances : naissance aux émotions, aux premiers émois ; naissance surtout aux signes, aux mots et, bientôt, à l’écriture. L’enfant qui suivait des yeux les lignes peintes au sol sur l’autoroute, dans l’automobile de son oncle, suit bientôt celles qui s’offrent à ses yeux sur les pages et finira par en tracer lui-même.
P. C. : Le tracé des champs de courses obéit aussi à des lignes… Bien qu’il ne s’agisse pas de cela ici mais de l’ennui qu’éprouve l’enfant au cours de ces voyages qui semblent voués à ne jamais finir et qu’il meuble comme il peut, notamment en comptant, une manie qu’il a, les piquets, les pylônes, bref tout ce qui présente une verticalité, dans une sorte d’immobilisme, et sans but aucun.
L. F. : L’école est la grande absente. Il est question de sortie d’école. L’enfant rentre de l’école, mais n’y entre jamais !
P. C. : C’est qu’il n’y rencontrait aucun problème, étant de ceux dont on disait qu’ils « apprennent bien ». Mais c’est aussi que son véritable monde était ailleurs, au dehors, dans cette campagne où il gambadait au travers des prés, parmi les bêtes, longeait les ruisseaux… De sorte que je me suis longtemps demandé comment j’ai pu, de moi-même, dans un milieu où l’on ne parlait pas de poésie, m’essayer à mettre en forme très tôt, vers dix onze ans peut-être, des « sortes de poèmes » ? Cela reste un mystère.
L. F. : La narration s’inscrit dans un décor sinon féodal (la présence d’un château médiéval, d’un « comte », d’une maison dans le périmètre du château, d’un village), du moins encore baigné dans un climat propre au XIXe siècle.
P. C. : Oui, tout à fait. Mais l’aristocratie, l’aristocratie de campagne tout au moins, a vécu longtemps en marge de la société qui, elle, évoluait. À ce titre, les villages détenant un château différaient totalement de ceux, voisins pourtant, qui n’en avaient pas. En matière de mentalité, s’entend. Pour ce dont il est question dans le livre, la demeure familiale, assez vétuste il faut le dire, était l’une des quatre maisons de garde encadrant le domaine, les trois autres n’étant pas habitées ou en ruine. Car ce n’était pas Chambord ou Versailles ! Mais il y avait le parc, ses quelques statues, un bassin, des allées, les douves… Alors l’enfant franchissait un ruisseau, traversait un bosquet et arrivait sur la piste, là où son père entraînait les chevaux. Qu’il pleuve ou qu’il neige, c’était là que quelque chose l’attendait.
L. F. : Ce monde où l’on parle peu, circonscrit comme l’est souvent celui de l’enfance, paraît dénué de couleurs.
P. C. : Est-ce que le temps avait déjà réussi à les effacer… De fait, le château proprement dit, un ex-château fort, avait des allures plutôt austères. L’herbe, la mousse, l’eau verdâtre des douves, la vieille gardienne vêtue de noir, le châtelain, de couleurs automnales, tout cela en effet témoignait d’une grandeur passée. C’est du moins ce que ma mémoire en retient.
L. F. : L’enfant joue seul ; il a son univers à lui, ses cachettes, ses codes et ses secrets. Les destinataires des papiers, qu’il plie en quatre après avoir écrit dessus, ce sont les chevaux.
P. C. : Bien qu’inscrit dans une fratrie, l’enfant reste solitaire. Après la mort de son père, il recherchera la compagnie des animaux et, en particulier, celle des chevaux. À ce titre, il s’enferme dès qu’il le peut à leurs côtés dans les boxes, s’assoit dans l’auge, imite leurs façons, leurs tics et reste là des heures.
L. F. : Ce père disparu, prénommé Alphonse, qui était-il et d’où venait-il ? Le châtelain, appelé de temps à autre familièrement M. Jean, l’assignait à de nombreuses tâches. Alphonse était donc jockey. À lui revenait certes le privilège de prendre la casaque et de porter les couleurs du maître lors des courses, mais à proprement parler c’était un domestique.
P. C. : Oui, mais un domestique particulier. Dans un village comme celui où nous vivions, situé dans une région peu ouverte encore à l’élevage des chevaux de sang, ce petit bonhomme d’un mètre cinquante-quatre pour cinquante-quatre kilos, et qui venait d’on ne sait où, était vite apparu comme étant « le jockey », d’autant qu’il n’avait pas tardé à se faire remarquer dans les courses aux alentours, raflant souvent les premières places. Son professionnalisme n’échappait à personne. Et puis c’était le jockey du châtelain. Ce qui ne l’empêchait pas d’assumer parallèlement les fonctions de régisseur, gérant le travail des bûcherons, nourrissant les chiens, car il y avait encore à l’époque un semblant de chenil. Sans compter le soin des chevaux, l’entraînement, la tenue des écuries, qui lui incombaient en premier lieu. Tout cela favorisant une grande proximité avec le châtelain, lequel n’était pas tellement plus âgé que lui. Ajoutons que l’un et l’autre fumaient la pipe, un détail dira-t-on, sauf que cela valait à M. Jean de souffrir assez fréquemment de bronchite, en conséquence de quoi Alphonse, toujours prêt à rendre service, se chargeait de lui faire des piqûres. Mais plus que tout cela il y avait l’amour des chevaux. En dehors de quoi le châtelain, resté célibataire, n’avait pas grande occupation, lui qui confessait ne pas savoir faire grand-chose de ses mains dans la vie, ayant été « élevé dans du coton ». Pour autant l’ordre des choses n’en était pas changé : quand mon père tombait, M. Jean s’assurait d’abord que le cheval n’était pas blessé.
L. F. : L’enfant ne songe plus qu’aux chevaux.
P. C. : Penser aux chevaux c’est penser à son père. Les deux se mêlent dans la tête de l’enfant. Sans compter que la relation homme-cheval est très fusionnelle, jusque dans les mots. Ne parle-t-on pas de travailler « dans les chevaux » ? Quand l’enfant, de son côté, s’entendait reprocher le vœu qu’il formait d’« entrer dans les chevaux ».
L. F. : Personne de confiance du châtelain, Alphonse suscite des jalousies dans le village ; les fermiers le voient d’un mauvais œil. Le roman dresse un portrait émouvant de cet homme. À plusieurs reprises, empruntant à la musicalité d’un poème, une formule le désigne : « Cette fois, il n’était pas rentré ».
P. C. : Une grande pudeur caractérisait le milieu où nous vivions. L’empreinte du religieux, par ailleurs, y était assez marquée, question d’époque aussi. Il ne me semble pas qu’on ait dit à l’enfant que son père était mort, du moins pas en ces termes. On disait plus communément qu’il était « parti ». D’où l’espoir pour l’enfant qu’il pourrait revenir… Au vrai il savait fort peu de choses de lui. Les photographies étaient rares dans notre milieu à l’époque, trois ou quatre clichés tout au plus. Ma mère ne connaissait pas grand-chose de plus et le peu qu’elle savait l’enfant n’osait pas le lui demander. C’était raviver en elle un deuil resté brûlant.
L. F. : La trajectoire du disparu aura donc longtemps conservé sa part de mystère. Qu’en dirais-tu à présent ?
P. C. : Plus jeune de quinze ans que mon père, ma mère savait qu’il venait d’ailleurs, ce qui tout au moins était un ailleurs pour elle, quelque part dans l’ouest de la France. De là il était passé de châteaux en écuries (Nort-sur-Erdre, Chantilly, Fougères, Saint-Cyr-les-Vignes (2), etc.), elle n’était pas plus éclairée. Je me suis longtemps demandé comment un tel silence avait pu exister. Il faut croire qu’à la maison mon père ne parlait pas, du moins pas de son passé. Ou bien ma mère, à qui le monde des chevaux était totalement étranger, n’y accordait pas grande importance. En fait, elle s’y perdait un peu elle aussi. Et puis la guerre était passée par là. J’ai reçu il y a peu, autant dire soixante-deux années après sa disparition, un courriel en provenance de l’est de la France d’un homme qui, conduisant des recherches historiques, me demandait si j’étais bien le fils d’un certain Alphonse Commère. Il avait relevé ce nom parmi d’autres lors de ses recherches et m’apprenait que mon père avait servi dans le Génie et participé aux travaux de construction de blockhaus le long de la ligne Maginot. Après quoi il avait été fait prisonnier, interné au stalag VII A durant cinq ans. Après sa mort, mon oncle mena l’enquête. En Mayenne, il retrouva sa sœur dont nous ignorions l’existence. Cette tante, elle-même mariée, était mère de cinq garçons. D’elle nous apprîmes que son frère avait quitté le pays natal vers la fin de l’adolescence, y était repassé quelques fois pour ensuite n’y plus jamais revenir. Puis elle évoqua leur enfance commune, dans un château à nouveau où leurs parents étaient domestiques, avant que leur mère, une belle femme selon elle, ne les abandonne pour courir le guilledou à Paris. Octogénaire quand je le rencontrai, mon grand-père finissait ses jours à l’hospice. Afin de ne pas lui faire un choc, on me présenta à lui, non comme son petit-fils, mais comme le fils d’un voisin. J’ai pris alors la mesure de la somme des mystères que mon père traînait derrière lui. Un romancier sérieux aurait sans doute réuni autour de lui une documentation autrement étoffée, et écrit un tout autre livre. Moi, dans une petite brume, j’écrivais un livre de poète.
L. F. : La construction narrative contribue à renforcer l’impression d’un texte, sinon rêvé, rythmé par des sensations – on songe à la manière dont certains réalisateurs laissent l’écran noir entre deux séquences d’un même film.
P. C. : Le narrateur est un enfant. D’où une lecture à plat des choses et une totale absence de psychologie. En revanche, un relevé factuel des émotions qui le traversent.
L. F. : Une photographie malgré tout revêt une importance particulière au cours du récit. Elle représente Alphonse, le père, tenant à la longe un cheval qui appartient à M. Jean. Au verso du cliché, une légende de la main du châtelain : « Alphonse et Le Commis ».
P. C. : La photographie existe bel et bien, l’une des rares que je possède. Avec une autre toutefois, dont le tirage fut reproduit dans le journal local lors de l’annonce du décès de mon père. Cette fois le châtelain avait écrit : « Jockey Commère », ce qui, suite à une retranscription fautive, devint : « Le jockey Jacky Commère tué à l’entraînement ». De sorte que la mort de mon père aura été rendue publique sous une identité qui n’était pas la sienne. Une occasion de plus de brouiller les pistes…
L. F. : Mais cette fois, il n’était pas rentré. Sa famille va demeurer au village, sans beaucoup de ressources. Malgré les aides, la solidarité qui se met en place, la pauvreté menace. La mère se retrouve bien seule. Son fils aîné lui donne du fil à retordre. Il y a peu, elle a donné naissance à une fille qui est venue s’ajouter à la fratrie.
P. C. : Les faits parlent d’eux-mêmes. À trente-cinq ans ma mère se retrouve veuve du jour au lendemain avec cinq enfants sur les bras dont la plus jeune a tout juste trois mois. Quelques années auparavant elle a perdu son père, qui l’avait élevée après la mort de sa mère alors qu’elle avait douze ans. Comment ne pas sombrer dans la neurasthénie ? Elle se bat pourtant. Aidée par le soutien que lui témoigne lors de ses venues le médecin de famille, un médecin de campagne comme on n’en fait plus et qui écrit par ailleurs, ce qui n’est pas sans signification à mes yeux d’enfant (plus tard il me demandera de lui préfacer sa première plaquette de poèmes). Chacun de ses passages apporte un peu de soleil à la maison, avant que le ciel ne se couvre à nouveau. Matériellement, ce n’est pas la richesse bien sûr. Mais au village, à quelques exceptions près, personne n’est riche. Nous avons simplement un peu moins que les autres. Cependant nous ne sommes pas en haillons, mangeons à notre faim, même s’il faut faire marquer chez l’épicière. Ces petites humiliations qui pèsent tant dans l’enfance… Comme celle de ne pas savoir quoi répondre à la question Profession du père sur le questionnaire de début d’année, au collège ; ou, plus simplement, le sentiment de ne pas être comme les autres – avec, pour ma part, l’impression toujours d’avoir un pied dans plusieurs mondes à la fois… Mais il y a l’oncle (qui bientôt nous assurera un toit), lui qui fait figure de grand bourgeois (à juste titre) lors de ses retours au village. L’oncle et la Victoria… Oserait-on se dire pauvre alors, même si l’on n’a rien ?
L. F. : Les chevaux associés au souvenir du père deviennent pour l’enfant ses confidents et à la fois ses correspondants, au point qu’il en viendra à rêver de devenir cheval lui-même…
P. C. : Un besoin d’altérité peut-être, de sortir de soi… Mais ce dont il rêve avant tout c’est de devenir jockey. Dans le petit monde qu’il côtoie, les fermiers ne l’imaginent pas devenir autre chose, comme si cela allait de soi. En raison de sa petite taille notamment. Certains ne le désignant pas autrement que par le prénom de son père. Il le remplacerait donc, c’était écrit. En dépit des interdictions et des pleurs maternels : « Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! ». Mes tantes en rajoutaient : « Laisse donc les canassons, on ne vit pas de ça ! ». J’avais accepté d’aller en sixième à condition qu’à quatorze ans, après le certif, j’aille dans les chevaux. La directrice du collège ne l’entendait pas de cette oreille, je dus passer le Brevet, que j’obtins sans difficultés. Cette fois ma décision était prise. J’envoyai une lettre à un ami du châtelain, chez qui mon père avait travaillé avant d’arriver ici. Un grand aristocrate, personnalité du monde des courses, qui ne tarda pas à m’obtenir une place chez un entraîneur de sa connaissance à Chantilly, non sans me rappeler les difficultés du métier. Que je ne tardai pas à percevoir du reste. L’euphorie des premiers temps envolée, je compris vite que je ne serais jamais jockey. Et moins encore le « grand jockey » que je rêvais d’être !
L. F. : Néanmoins, toutes les occasions sont bonnes pour être au contact des chevaux. L’enfant côtoie les commis dans les fermes.
P. C. : Les chevaux de course c’était principalement au château. Après la mort du père, l’enfant dirigera ses pas vers les écuries d’un marchand de chevaux implanté au village. Chevaux de selle et chevaux lourds y passent avant de repartir en fin de semaine vers le marché de Vaugirard à Paris. D’où des maniements sans fin et la présence de commis, étrangers bien souvent, italiens, portugais, quand ce ne sont pas des anciens légionnaires ou des anciens tôlards. Mais je suis bientôt copain avec le fils du marchand, et pour rien au monde je ne manquerais l’embarquement du samedi.
L. F. : Cette autre facette des chevaux est décrite sans concession. Les personnels subalternes en charge des chevaux réformés ont pris et prennent, de leur fait, beaucoup de coups. Alors ils se vengent.
P. C. : À l’époque, dans les années soixante, c’était un monde dur et brutal – impressionnant pour un enfant qui ne ressentait pas cette violence en lui. Les chevaux qu’on déferre des postérieurs, les coups qu’ils reçoivent, qu’on donne… Des accidents, bien sûr, il y en avait ! Je me souviens d’un homme qui, cinquante ans après avoir roulé sous un tombereau, marchait encore tout déhanché. Ou c’était un bossu, une sorte de gnome, qui avait eu la gorge fracassée par le coup de sabot d’un poulain. La plupart en voulaient à mort aux chevaux, leur prédisaient une fin prochaine à Vaugirard. Ce mot-là, combien de fois l’ai-je entendu dans la bouche des commis, sans que je lui donne la moindre portée géographique. Il a fallu que je traverse le quartier lors d’un passage à Paris pour que je réalise soudain que les anciens abattoirs se tenaient là. Chaque dimanche, le marchand (mais on disait le maquignon) s’y rendait par le train et n’en rentrait que le lundi en fin de journée. Je le revois prendre place dans la Traction avant (laquelle sera bientôt remplacée par une DS) qui le conduisait à la gare, costume de ville, chapeau de feutre, une serviette en cuir à la main. Un personnage assurément, qui n’eût pas déparé dans un vieux film américain.
L. F. : De l’enfant on prédisait qu’il pourrait aussi bien devenir curé.
P. C. : Ça c’était un peu pour le taquiner faut bien le dire, et plus encore peut-être pour agacer Maria, qui, elle, ne plaisantait pas avec la religion. Maria, la vieille gardienne du château qui m’était une sorte de grand-mère, moi qui n’en avais plus. Je l’aimais beaucoup, elle de son côté avait une grande affection pour nous. Chaque dimanche elle m’emmenait à la messe, j’enfilais des chaussettes blanches. Comme je m’y ennuyais un peu, j’acceptai d’être enfant de chœur. Cela dura huit ans.
L. F. : L’enfant se révèle avant tout habité par ses rêves. On le voit rejoignant sa chambre ou s’isolant dans le grenier de la maison familiale où, tout à son aise, il adopte les postures d’un cavalier, galope, cravache…
P. C. : Les rêves bien sûr… Sauf que la réalité du métier est tout autre : lever chaque jour à cinq heures, curage des boxes, balayage de la cour, des allées, sans jamais un jour de congé, le tout pour dix balles par semaine, pas de quoi se la jouer gagnant. D’autant qu’on n’est pas seul, des petits gars de quarante-cinq kilos il n’en manque pas, et qui attendent aussi leur tour. Et puis ce démon de la poésie qui me narguait déjà, cette manie de traîner avec moi mes cahiers d’écriture. Comme si on n’avait pas autre chose à faire sur les pistes… Les garçons qui m’entouraient venaient pour partie de milieux très humbles, quand ce n’était pas de l’Assistance publique. Plusieurs d’entre eux avaient eu un parcours difficile. Avec mon Brevet, j’étais presque un intello à leurs yeux ! Mais tout cela est loin, et le milieu a beaucoup changé.
L. F. : Les mots, puis l’écriture vont alors prendre une place grandissante. Dans la quatrième partie du roman, la jubilation que provoquaient certains termes choisis comme « domanial », qui, sonnant merveilleusement à l’oreille enfantine, semblaient empruntés à l’univers des contes ; cette jubilation ne cesse de croître jusqu’à l’ivresse : « Je les appelais doucement, les flattais, le soir quand il faisait sombre, je ne savais plus si c’était des mots ou des chevaux ».
P. C. : Parallèlement à ses cahiers scolaires, l’enfant tient un cahier où il colle des photos de chevaux découpées dans les vieux Paris-Turf que lui passe le marchand, ainsi que des crins prélevés sur des chevaux qui viennent de mourir. Leur mort chaque fois est un drame, il reste alors plusieurs jours sans manger. Pour lui, l’amour des chevaux ne va pas sans l’amour des mots. Ceux-ci, pour techniques qu’ils soient, lui ouvrent la porte d’un lexique enchanté : « Brides. Muserolles. Sous-gorge… ».
L. F. : Autant souligner le rôle qu’exerce la poésie dans ton parcours. La poésie crée le lien – les poèmes, le signe, par la voix, d’un lien fidèle avec ce qui fut et qui ne revient pas.
P. C. : Chez Denoël, du moins pour ce qui concerne les commerciaux, c’est l’histoire qui les intéressait avant tout. Pour ma part j’attachais davantage de prix à la petite musique des mots. Mon point de vue n’a pas changé. C’est du reste ce qui justifie la réédition du livre aujourd’hui. Le lieu où l’histoire se passe n’a pas d’importance, ce pourrait être ailleurs, quelque part sur la terre, partout où un enfant, cherchant à rejoindre son père disparu, laisse glisser sa main le long de l’encolure d’un cheval… À l’instar de Marie-Claire de Marguerite Audoux, le roman concentre l’essentiel de ce que j’écrirais par la suite. Mais voilà, on se prend au jeu et d’autres ouvrages déclinant l’inspiration originelle voient le jour. Et ça continue…
Propos recueillis par Laurent Fassin
le 12 septembre 2023
(1) réédité au Temps qu’il fait en 2007
(2) Selon document délivré par le Ministère des Armées
Né en 1951 en Côte-d’Or, Pascal Commère est un amoureux des paysages de sa région et de la littérature. Collaborateur à la NRF et dans plusieurs revues, il a publié une trentaine de livres (poèmes, roman, plusieurs récits), ainsi que de nombreux textes critiques consacrés à des écrivains et poètes tels qu’André Frénaud ou Gustave Roud.
Après avoir donné À l’orée de forêts profondes (récit préfacé par Lionel Bourg, photographies de Serge Lapaz, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1987), Laurent Fassin, co-fondateur des cahiers de La Vie Exactement, a fondé la revue Légendes. Depuis La Maison l’île, un recueil de poèmes rehaussés d’encres de Chine d’Elisabeth Macé (Trocy-en-Multien, Conférence, 2017) et, plus récemment, un essai intitulé Le Beau, L’Art Brut et le Marchand (Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2022), puis une étude consacrée aux poèmes longs d’André Frénaud (Où est mon pays ? avec une peinture de Benoît de Roux, Mazères, Le Temps qu’il fait, 2023), il se consacre entièrement à l’écriture et à la peinture.
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