Encore vivant, Pierre Souchon
Encore vivant, août 2017, 248 pages, 19, 80 €
Ecrivain(s): Pierre Souchon Edition: La Brune (Le Rouergue)
Sempervirens, encore vivant, dit le latin, pour ce plus que curieux arbuste – un chêne vert – poussant comme épiphyte sur le tronc du séquoia, au milieu de la garrigue. Bizarre, comme tout l’est dans ce livre-récit, car Pierre, celui qui parle, l’est. Tenace, pour autant comme l’arbrisseau, comme Pierre.
Il est reconnu – étiqueté – « Bipolaire type 1 ; diagnostic tardif après cinq ans d’alternance de phases dépressives, libres, hypomaniaques ». Ses crises maniaques s’entrecroisent – on n’oserait dire, s’enrichissent de délires paranoïaques :
« Je suis en enfer, et les autres peuvent revenir… j’ai besoin de protection ; pas loin, il y a la statue de Jean Jaurès… je mange mon buis, perché sur ma statue… on est le 7 Janvier à Montpellier… avec Jaurès on se bidonne ; on les a bien eus. Ils repartent ».
Des hospitalisations en HP, comme d’autres iraient au marché, pile régulières, à chaque négligence du traitement de cheval – un rituel parmi d’autres. Il est jeune, celui qui nous parle ; avenir prometteur dans le journalisme ; vient d’épouser, lui, le péri communiste, une fille de la haute du faubourg Saint Germain, « au digestif, mon beau-père s’est déclaré déçu par Sarkozy ».
Pierre Souchon – Chichi, lui dit son père ; Cada, répond le fils – narre en cette Brune unique, dont on risque de se souvenir longtemps, sa maladie, son univers d’enfermement, avec des soignants : « je tape dans la porte comme un sourd. Les infirmiers arrivent à six. La camisole », et surtout – surtout, d’autres malmenés de la sérotonine désordonnée : l’HP – La Colombière, énorme caserne brune sous le soleil languedocien.
D’autres livres, toujours intéressants, souvent interrogeants, ont mis la Bipolarité, cette terrible pathologie, au centre de leurs récits. Celui-ci engage la chose bien au-delà, dans des chemins différents, presque outrancièrement ambitieux ; un tout autre voyage, complètement à part : « Mes identités fusillées, ombre d’écrivain, fatras de journaliste, murmure de paysan ». Découverte heurtée, presque angoissante – balade serait un mot obscène – du jeu de cartes complexe que Pierre balance sur la table de sa chambre d’hosto : ma Bipolarité, comment ça marche, d’où ça vient, où ça va… et le voilà qui retourne inlassablement, douloureusement, les cartes, pourquoi pas toutes. Décortiquer, comprendre, pour ce surdoué – « vous êtes très cortiqué – un terme neuro anatomique, vous avez un cortex cérébral très développé… » dit le psy. La danse, au sens parfois macabre, malmenante, à certains moments presque musicale – violente à n’y pas croire, et d’autres fois, d’une douceur mozartienne, mots et gestes, interroge dans un manège mi-cauchemar, mi-rêve, ce qui peut entrer dans la déconstruction du malade : les écarts, les trop grands écarts, clivages insupportables, déchirures schizophréniques. C’est ce que traque Pierre, dans son quotidien, et fondamentalement dans son livre. Et la récolte se fait, à la façon de l’homme des bois, de la terre, de la chasse qu’il est, des grands espaces libres en regard des barreaux de l’hosto. La famille, formidables parents, et derrière, en plusieurs plans séquences, les grands-pères, le papet préféré, la mamet – « huit ans en 1914 » –, les hordes de paysans abrutis aux tranchées, puis, terroirs ardéchois si sauvages, la dernière guerre, la résistance, les autres en face ; qui a fait ou dit quoi, et enfin l’exode, le rural, cette fois, ces « deux chèvres et puis quelques moutons » qu’a chanté Ferrat. La société, bien sûr, évidemment, pourrait-on dire, pour ce journaliste qui fit ses classes à l’Huma ; d’un côté, le garde-chasse paternel, de l’autre, la morgue de classes prépa.
Tout défile, en désordre, gagnant peu ou prou un ordre dans la tête affamée de Pierre, éclairant des pans entiers de malheurs ou de malaises. Qui dit aussi famille, dit secret de famille ou dissimulation de longues habitudes ; ainsi vole en éclats, dans la bouche du père, l’image du grand-père, l’absolu préféré, « c’était une sale bête, je l’ai compris tout petit, c’était un ennemi – tu rigoles, pourquoi tu me l’as jamais dit – j’en sais rien, je sais pas Chichi… le temps a passé, j’ai plus de recul »…
Millefeuille étrange que ce récit au long cours, intercalant les informations croisées sur la famille, le sociétal, comme on aime dire, avec des scènes d’une force rare dans l’HP, mais, dit Pierre, « vous tous ici, les déchirés, vous la tenez serrée entre vos mains brisées, vous la portez, l’humanité ».
Traversée, épopée de soi, qui passe – ô combien réussie – par la langue, très dialogues, très parlée, pour autant remarquablement construite, souvent crue, nature, en fait, et l’accouchement, rebondissant sur le « encore vivant » du titre, enclenche, pendant qu’on retient son souffle, des métamorphoses essentielles, qui nous éclaboussent et nous nourrissent. Essentiel, le mot qu’il faut à ce livre.
Martine L Petauton
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