En ménage suivi de A vau-l’eau, J.K. Huysmans (par Patryck Froissart)
En ménage suivi de A vau-l’eau, J.K. Huysmans Folio Classique février 2025 519 p. 10 €
Ecrivain(s): Joris-Karl Huysmans Edition: Folio (Gallimard)
Gallimard présente en un volume cette réédition de deux œuvres de Huysmans, agrémentée de sept gravures d’époque, d’une préface érudite signée Pierre Jourde, d’un riche dossier constitué en première partie de la biobibliographie de l’auteur et en deuxième partie d’une fort intéressante notice sur « la genèse et la réception » des deux textes, de notes précieuses sur les éléments lexicaux de ce registre de langue propre au romancier et d’informations sur les variantes connues.
En ménage :
Ce premier texte, long, couvre 300 pages du livre.
L’un des deux anti-héros du roman, le journaleux André, critique littéraire obscur et aléatoire, est un écrivaillon velléitaire ne parvenant guère à mettre en œuvre le « début du commencement » de l’écriture du grand roman qui lui assurerait la reconnaissance d’un talent peinant à se révéler.
Il a pour ami intime un protagoniste de premier plan du roman Les sœurs Vatard. Cet ex-amant tourmenté de Céline Vatard est un artiste peintre médiocre dont les toiles sont toujours aussi peu appréciées et dont la relation avec la gent féminine est devenue totalement atone après nombre d’expériences ratées.
« Je n’ai qu’à évoquer le souvenir de mes anciennes maîtresses, de Céline Vatard entre autres, et me voilà servi ! »
Tous deux vivotent, ressassant l’amertume de n’avoir pas réalisé leurs rêves de célébrité, dans un état pécuniaire insatisfaisant, tout en déplorant amèrement que l’état d’artiste dont ils se réclament soit objet de mépris pour la petite bourgeoisie bien-pensante.
Le thème obsédant se révèle tantôt en leurs multiples dialogues, tantôt en des monologues intérieurs respectifs, véritables « tempêtes sous un crâne », tantôt en les commentaires intrusifs du narrateur à propos des avantages et des inconvénients, des conforts et inconforts d’une vie de couple et, par constante opposition, des bons et mauvais côtés de l’état de célibataire.
Le parcours individuel d’André, dont la narration commence par une scène vaudevillesque lorsque, rentrant un soir inopinément plus tôt que prévu, il découvre un homme en pleine action adultérine avec Berthe, civilement son épouse, est une parfaite illustration du thème par la mise en récit d’une alternance de périodes de strict célibat volontaire ou subi, de ménage contraint partagé avec une servante chapardeuse, acariâtre, autoritaire, d’épisodes de concubinage, de parenthèses d’amours clandestines avec des femmes adultères, de brefs interludes de relations tarifées avec des ouvrières vénales ou des prostituées, et d’entretemps, malgré tout, d’intenses besoins de renouer des relations avec des femmes.
« Alors la crise juponnière vint ».
Quant à Cyprien, après avoir farouchement milité en faveur du célibat, après en avoir longtemps âprement disputé avec André, a contrario las de la solitude et désireux d’avoir une compagne le déchargeant de l’entretien du domicile, de la cuisine, du débourbage de ses bottines, du reprisage de ses chaussettes (sic), il se met en concubinage, au sortir d’une sérieuse maladie, avec Mélie, une femme quelconque qui lui a prodigué les soins nécessaires.
« Par pudeur, il résolut d’attendre qu’il fût complètement rétabli pour lui soumettre ses propositions ».
De ces dialogues, monologues intérieurs, commentaires du narrateur, se dégagent des constantes évidentes reflétant, tout en s’inscrivant dans le cadre d’une immersion affirmée dans le courant naturaliste, la vision caricaturale, foncièrement misogyne de Huismans et le regard dépréciateur, voire méprisant, qu’il porte sur la société en général et sur « la populace » en particulier.
« Du fond de la salle […], une voix convaincue dit simplement :
_ Les femmes, c’est des bien pas grand-chose :
André ferma la porte, songeant […] que cette pensée était peut-être la seule qui fût profonde, qui fût vraie. »
Tout cela fournit à l’auteur, à l’occasion des déambulations, accompagnées d’échanges de vue et de discussions socio-philosophiques, des deux amis et de leurs séjours en divers quartiers de la banlieue parisienne (places, commerces, restaurants) de multiples occasions de décrire avec une profusion de détails et une précision de sociologue, voire d’anthropologue, les décors dans le cadre de quoi sont commentés, presque toujours sur une tonalité péjorative, par les protagonistes en mouvement et par le narrateur qui les escorte, les comportements, les us, les vices, la médiocrité ambiante des populations.
Mais ce qui confère à la narration une succulence qui ne peut que ravir le lecteur est la truculence de l’expression. Pardi ! Quoi de plus adéquat, quoi de plus expressif que de parler du peuple en usant de la langue dudit peuple ? En cela Huysmans excelle, et ça fonctionne, même si, selon toute probabilité, il s’agit d’une langue artificiellement reconstituée.
A vau-l’eau :
Ce second récit, court d’une cinquantaine de pages, a pour unique personnage M. Jean Folantin, obscur commis interminablement affecté à des fonctions de copiste dans le même bureau depuis vingt ans. Son maigre salaire de 237 fr.40 c. ne lui permettant plus de payer sa femme de ménage, Madame Fontanel, « une sorte de vivandière qui bâfrait comme un roulier et buvait comme quatre, il la congédie avant que « cette femme ne le pille complètement ». M. Folantin s’ennuie, se traîne, déprime, regrettant ses amours passées, déplorant que son âge et ses moyens financiers ne lui permettent pas d’en nouer de nouvelles, ne s’animant éphémèrement que lorsque le saisit l’angoissante interrogation de savoir où il pourrait prendre son repas.
« Trop tard… plus de virilité, le mariage est impossible. Décidément, j’ai raté ma vie… ».
Il essaie tour à tour toutes les gargotes bon marché, les bouchons et bouillons compatibles avec sa bourse, en élargissant progressivement le cercle de ses expériences, sans trouver une seule cambuse à son goût, tournée des popotes qui est prétexte pour l’auteur à nouvelles scènes de rue, à minutieux tableaux de nouveaux décors, à descriptions poussées d’établissements de bouche et à étalages détaillés de multiples ragougnasses.
« Le bouillon où il stationnait depuis l’automne le lassa et il recommença à brouter, au hasard… ».
Impressionnante mise en narration d’une existence qui dérive tragiquement à vau-l’eau, marquée par les ravages de la solitude, par la lente mais irréversible descente en le gouffre d’une désespérance consécutive au dégoût de soi et des autres, résumée dans cette dernière phrase du récit qui pourrait être l’annonce d’un terrible et définitif renoncement à vivre :
« Allons, décidément, le mieux n’existe pas pour les gens sans le sou ; seul, le pire arrive ».
Patryck Froissart
Plateau Caillou (Réunion) le jeudi 29 mai 2025
Joris-Karl Huysmans est un auteur et critique d'art français. Huysmans fit toute sa carrière au ministère de l'Intérieur, où il entra en 1866. En tant que romancier et critique d'art, il prit une part active à la vie littéraire et artistique française dans le dernier quart du XIXe siècle et jusqu'à sa mort.
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