En Amazonie, infiltré, Jean-Baptiste Malet
En Amazonie, Infiltré, mai 2013, 155 pages, 15 €
Ecrivain(s): Jean-Baptiste Malet Edition: Fayard
Amazon. On connaît tous, on a tous pratiqué la bête, un jour ou l’autre. La page-commande, le panier, le truc qu’on ne pensait trouver nulle part, et qui s’affiche, là, en « très bon état », pas cher – frais d’envois gratuit. Le petit paquet sobre – kraft, qui arrive, rapide comme l’éclair au fond de la boîte aux lettres – déjà !! Le génie du commerce en ligne ; près de 10% des livres vendus en France le sont par Amazon, et ce n’est qu’un début, puisque l’entreprise aux dents longues affiche en ces noirs temps de crise une croissance à 2 chiffres qui ne demande qu’à grandir. Bref, échapper à Amazon.fr, c’est compliqué.
Et, y travailler ? Forcément, faut du monde pour satisfaire nos impérieux besoins culturels… C’est ce que s’est dit le journaliste Malet, qui a tenté l’aventure – c’en est une – de s’y faire embaucher comme intérimaire, au doux temps précédant Noël, à Montélimar, où les entrepôts équivalent à 5 terrains de foot, et broutent leur quota d’esclaves, comme dans aucun film de science-fiction. Du coup, très content, Jean-Baptiste Malet, car « mon infiltration m’a ouvert les portes de l’entrepôt logistique fermé à la Presse ».
L’infiltration, en matière de reportage, laisse toujours un petit goût bizarre : ceux qui « votent FN » pour un week-end, qui deviennent ouvriers pour une demi-semaine, qui fréquentent le Pôle emploi, puis reviennent à « l’air libre », pour nous en causer… certes, mais pour autant, et l’aventure Malet en témoigne, on en apprend – grandeur nature ; immersion hésitant, pour nous lecteurs, entre Jurassic Park et ce bon vieux Les misérables. On lit le livre en à peine deux heures presque angoissantes. Réussi, l’effet vaccin, au point de vous redonner des jambes jusqu’à votre librairie centre ville la plus proche, si, toutefois, elle existe encore…
Amazon fait beaucoup dans l’intérimaire – objet malléable s’il en est (plus d’un millier cet hiver à Montélimar, où « à part Amazon, y a rien, comme boulot ») ; la carotte n’est rien moins qu’un CDI, toujours plus loin, évidemment.
Malet choisit de postuler (quelques bonnes pages sur les chicanes des stratégies de recrutement de tous ces « motivés ») pour le travail de nuit : 21h30 à 4h30 ; 5 nuits consécutives ; 42 heures par semaine de travail nocturne… il est où, le droit du travail ? Ils sont où, les syndicats ? Encore quelques lignes fortes sur la façon dont un bout de l’oreille de la CGT ne parvient même pas au raz de l’eau…
« Une abyssale forêt métallique ; d’époustouflants linéaires sur des kms ; la quantité réputée infinie de produits que propose Amazon sur son site, se matérialise ici »… respect ! Malet sera « pickeur », c’est-à-dire marcheur (plus de 25 kms par nuit) pour aller chercher le produit ; un logiciel suivra sa capacité à tenir le rythme ; à l’autre bout, le « packeur » quasi sclérosé à son poste, emballe. Simple, comme Amazon ! Entre les deux, une noria de « leads » et de managers visant à maintenir ce peuple de l’entrepôt en odeur d’enthousiasme et surveillant tout un chacun, à coups de logiciels et de contrôles multiples – des fois qu’un de ces employés, pardon, associés ! piquerait un demi CD.
L’entreprise – ce n’est pas le moins intéressant du récit – est organisée comme l’Armée : leadership, discipline, organisation, et plus d’un cadre sort, de fait, des rangs militaires. Mécanisme tout droit issu de la psychologie sociale sauce américaine, le « have fun » pratiqué pour souder le groupe et amener à un « patriotisme amazonien », montre de façon éclatante la « générosité » de la boîte : « vraiment sympa ; pour Pâques, ils ont organisé une chasse aux œufs sur le parking, et chaque salarié a reçu une cocotte en chocolat ».
Des idées reçues volent en éclats : ainsi, du rangement des livres, à la manière d’une librairie ; vous n’y êtes pas ! Le pickeur Malet croisa ainsi des images incongrues : cette Pléiade de Voltaire voisinant avec une boîte de slips pour homme ; ce Proust cohabitant avec une boîte de condiments pour barbecue… car, Amazon ne fait pas que dans le produit culturel ; c’est tout simplement le numéro 1 de la vente en ligne.
Les pages les plus réussies, les plus anxiogènes du livre sont, sans aucun doute, celles qui mettent en scène le peuple de l’ombre ; esclaves haves aux yeux cernés, changés en sinistres automates, surveillés par les bornes Wi Fi. Terrible séquence capable d’inspirer plus d’un des milliers auteurs habitant les rayonnages de fer : « grâce au système de gestion totalement informatisé, chaque supérieur hiérarchique sait en temps réel quel article un packeur est en train d’emballer, quel produit un pickeur est en train de prélever, mais aussi dans quelle zone de rayons il se trouve, à quel rythme il travaille, ou quels sont ses temps de pause suspects »…
Oui, mais, travailler dans l’odeur des livres !! Malet l’avoue ; pas le temps, ni même l’envie d’en regarder un seul ! D’ailleurs, aucun libraire dans la boutique ! « pour le même volume de livres, il faut 18 fois moins d’employés dans l’entrepôt d’Amazon que dans une librairie indépendante ». L’avenir de l’industrie serait donc là ? N’en déplaise à notre ministre Montebourg, qui ronronne en accueillant Amazon dans son département.
Au petit matin, forcément blême, l’équipe de nuit prend un p’tit déj : « les visages ont tous cette peau terne, blafarde, salie par la poussière des entrepôts ; les yeux, à force de fatigue, sont inexpressifs… les colis sont partis pour arriver dans les boîtes aux lettres… ».
Et vous, toujours autant motivé par votre prochaine commande sur Amazon.fr ?
Martine L. Petauton
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