Éloge du livre et autres textes sur la littérature et les œuvres de l’esprit, Stefan Zweig (par Gilles Banderier)
Éloge du livre et autres textes sur la littérature et les œuvres de l’esprit, Stefan Zweig (1920-1940), Paris, Archipoche, 2025, 192 pages, 12 €.

Stefan Zweig fut un homme du monde d’avant, c’est-à-dire – à Vienne ou ailleurs – d’un monde où la présence quotidienne, rassurante, des livres et l’existence d’abondantes bibliothèques privées allait de soi. Même s’il était déjà un produit industriel, le livre demeurait un objet précieux, quasiment sacré, relié, encaustiqué, transmis. Il ne s’agit pas de dire que la métropole viennoise, comme toutes les grandes cités d’Europe et même les campagnes, n’abritait pas un prolétariat, voire un lumpenproletariat (Hitler en sortit), à qui des charlatans promettaient l’émancipation sociale et où, en attendant un Grand Soir qui n’est toujours pas venu, on recrutait les domestiques qui permettaient aux classes sociales plus élevées de se livrer aux travaux de l’esprit, quels qu’ils soient. Il est aujourd’hui difficile d’imaginer l’existence quotidienne de Zweig, qui pouvait écrire toute la journée et tous les jours (ce qui explique en partie le caractère profus de son œuvre) sans jamais se soucier de l’intendance, du ménage, des repas, etc.
L’homme politique anglais Richard Crossman disait qu’» un Juif est quelqu’un qui lit agrippé à son stylo parce qu’il est résolu à écrire un livre qui sera meilleur » (cité par George Steiner, Les Livres que je n’ai pas écrits, Paris, Gallimard, 2008, p. 144). Zweig illustre parfaitement cette définition. Ayant vécu dès sa naissance au milieu des livres, il fit en sorte d’en augmenter le nombre et il n’est pas surprenant que de nombreuses pages évoquent d’autres livres d’autres écrivains, vivants ou morts.
Les éditions Archipoche ont eu l’excellente idée de colliger un florilège (en ayant le tact, rare dans l’édition française, de pourvoir le volume d’un index) de textes malaisément accessibles, parus dans des périodiques oubliés, car si Zweig a écrit beaucoup de livres, il a publié encore plus d’articles, prononcé de discours et accordé d’entretiens. Il est question de Barbusse, de Franz Hellens, de Freud, de Georges Bizet, de Louis II de Bavière. Au-delà de ces textes plus ou moins circonstanciels, les deux morceaux de choix sont l’» Éloge du livre » (qui donne son titre au recueil), publié en 1931 dans un journal hongrois de langue allemande (ce simple détail montre que nous étions à une autre époque) et « Le secret de la création artistique », conférence prononcée à Londres en 1938, alors que l’horizon se faisait de plus en plus sombre.
L’ « Éloge du livre » prend appui sur une anecdote curieuse. Lors d’une traversée de la Méditerranée, de Gênes à Alger, Zweig se lia d’amitié avec un personnel de bord, un garçon de cabine, un jeune Italien qu’il décrit avec une émotion un peu trouble et on comprend bien que l’écrivain autrichien ne fut pas insensible au charme latin et sauvage (l’adjectif « barbare » se justifierait presque, comme on le verra) du jeune homme. Au bout de quelques jours de voyage, Zweig se rendit compte par hasard que son camarade de traversée était analphabète et cela le jeta dans un abîme de méditation. Incapable, malgré tous les efforts, de se représenter ce qu’est une vie sans l’écrit, il s’interroge sur la merveille banale que constitue cet artefact tellement répandu (« le livre nous est devenu depuis longtemps si familier que nous avons cessé d’admirer avec une gratitude toujours renouvelée le miracle éternel qu’il représente », p. 102) qu’on oublie qu’il a bien fallu que quelqu’un l’invente un jour.
Le second texte est relatif à ce que le livre, la toile ou la partition permettent d’incarner (un terme théologique), l’élan créateur, dont la naissance « reste dans chaque cas individuelle, aussi entourée de mystère que la formation de notre monde, un phénomène inobservable, divin » (p. 135). Autant que la médecine permette de le savoir, le cerveau d’un imbécile est organisé de la même manière que celui d’un génie. Dérobé à l’autopsie par un légiste indélicat, le cerveau d’Albert Einstein n’a livré aucun secret, très probablement parce que le secret du génie gît ailleurs que dans des circonvolutions de matière gélatineuse. D’où l’engouement, voire le fétichisme, assez récent, pour les manuscrits d’écrivains. En ce qui concerne Shakespeare, par exemple, nous ne disposons que des textes imprimés, c’est-à-dire de l’état achevé, terminal de son travail. Tout ce qui a précédé, depuis la première idée hâtivement jetée sur le papier jusqu’au manuscrit confié à l’imprimeur, a disparu, parce que tel était à son époque l’ordre des choses. La conservation d’un exemplaire des Essais annoté par Montaigne en vue d’une nouvelle édition est purement accidentelle. L’étude des manuscrits, quand nous en disposons encore, livre peu de considérations générales et ne permet de dégager aucune loi qui présiderait à la création artistique. Entre Mozart dont le tout premier jet était quasiment définitif et les ratures fiévreuses, les repentirs (un autre terme appartenant au lexique théologique) jusque sur les épreuves d’imprimerie, de Balzac ou de Proust, la genèse de l’œuvre d’art demeure opaque et hors d’atteinte. « L’artiste saisi par l’inspiration acquiert une sorte de légèreté ailée. […] L’esprit créateur passe en lui et à travers lui de même que l’air passe dans la flûte et se transforme en musique » (p. 144) : si belle soit-elle, la comparaison montre que l’on n’a pas progressé depuis Platon.
Comme dans d’autres recueils de Zweig (ainsi Pas de défaite pour l’esprit libre. Écrits politiques, Paris, Albin-Michel, 2020), on retrouve une forme tragique de décrochage par rapport à son époque. Ainsi que ce sera le cas encore pour la génération née après 1945 (il suffit d’écouter le discours politique dominant en France), il ne voit pas d’autre horizon que l’Europe, sur laquelle il tient de très beaux propos (« l’Europe est la Grèce du monde. Je ne méconnais point la valeur organisatrice et technique des Américains. Mais, et la Russie et l’Amérique sont ce que Rome fut à Athènes, supérieure en force, inférieure en culture. C’est pourquoi tous nos efforts doivent tendre à garder notre Europe qui a fait plus pour le monde qu’aucune nation de l’Histoire », p. 36), de même que sur l’esprit européen et l’esprit tout court (p. 96), tout en se moquant de ceux qu’on n’appelait pas encore les « déclinistes » (« Assez de lamentations », p. 98), mais ses propos le montrent surtout complètement aveugle aux forces telluriques en train de s’éveiller.
Gilles Banderier
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