Eloge des voix douces (par Patrick Abraham)
Eloge des voix douces, du chuchotement.
Eloge des chemins du bord des fleuves.
Eloge des pas dans la neige.
Eloge du silence en forêt quand les sentiers bifurquent ou se confondent.
Eloge de la rouille, de la mousse, des palissades lépreuses, des façades ravagées où cent tableaux intriguent.
Eloge d’une route pavée où l’herbe regimbe.
Eloge d’un cimetière à l’abandon près d’une église dont on a égaré les clefs.
Eloge d’un parc dont il faut escalader les grilles.
Eloge des ruines tenaces, des quartiers poussiéreux, des squares blafards.
Eloge du recueillement et de l’attente de l’attente.
Eloge des paupières baissées.
Eloge d’une épaule ronde, d’une minuscule cicatrice sur la joue, des imperfections mineures.
Eloge des rideaux que le vent soulève par une après-midi de septembre dans un hôtel maritime.
Eloge des vieilles rues sous la pluie, des passants pressés, des promeneurs lents.
Eloge des fruits rouges, des auberges vertes, des pans de murs jaunes, des peurs bleues, des idées noires.
Eloge du bégaiement, du balbutiement, de la claudication, de la fêlure.
Eloge des dents rieuses, des lèvres complices.
Eloge de la tendresse pubienne.
Eloge des clochers qui sonnent douze.
Eloge de la politesse, de la délicatesse, de la paresse sans remords, du nonchaloir.
Eloge des rivières que des averses balaient.
Eloge des branchages qui dérivent.
Eloge du vent qui lacère.
Eloge de l’eau trouble, de l’eau pure, des eaux obscures comme ta mémoire.
Eloge du vin frais dans un bistrot de village lorsque la matinée s’allonge.
Eloge d’une placette au soleil dans l’hiver levantin.
Eloge des soirs grecs, tunisiens, javanais, lusitaniens.
Eloge des montagnes du sud de l’Inde, des collines de Sumatra, des nuits de Crète.
Eloge des canaux des villes du Nord, des venelles de Venise en novembre, du linge qui sèche sur les terrasses de Bénarès.
Eloge des courses enfantines dans les dunes, des roulades dans les dunes, du sable des dunes qu’on rapporte jusqu’au lit aux draps trop blancs.
Eloge de ta semence sur d’autres draps – froissés ou tachés ceux-ci.
Eloge des doigts entrelacés, des sommeils entremêlés.
Eloge de la réticence puis de l’acquiescement.
Eloge des larmes sincères ou feintes si elles ne durent – les miennes ou les vôtres.
Eloge des pelouses humides, des troncs luisants dans les futaies, de la boue des prairies.
Eloge des dieux secrets des mares, des étangs, des fondrières, des taillis, des talus, des clairières perdues.
Eloge de nos voyages – pour leurs souvenirs fabuleux du moins.
Eloge de ma fatigue, de votre épuisement.
Eloge de l’adolescence espiègle et haillonneuse.
Eloge de ta jeunesse souveraine.
Eloge de tes soupirs.
Eloge de ta confiance et de tes trahisons.
Eloge de ta nuque, de tes cuisses nuptiales, des traces de crasse sur ton cou.
Eloge de tes caresses menteuses.
Eloge de ta force et de ma faiblesse.
Eloge des jetées effondrées, des digues submergées, des estacades qui branlent quand on a décidé de marcher sur les flots.
Eloge des cordages rongés de sel, des chaloupes renversées dont la peinture s’écaille, des filets rapiécés, de la sagesse du sac et du ressac.
Eloge des cailloux dans les souliers.
Eloge des mots sur le bout de la langue, des pensées de derrière la tête, des ritournelles.
Eloge de l’insomnie et du corps trop lourd qui se retourne cinquante fois en guettant l’aurore ou l’horreur du jour.
Eloge de la faim et de la persistance dans la faim.
Eloge des regards qui rassurent, apaisent, annulent, simplifient.
Eloge des mains amies qui tremblent.
Eloge des amants oublieux.
Eloge de l’oubli et de l’opiniâtreté face à l’oubli.
Eloge de l’âge alcyonien.
Patrick Abraham
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