Edisto, Padgett Powell
Edisto, Belfond/Vintage novembre 2013. 247 p. 17 €
Ecrivain(s): Padgett Powell Edition: Belfond
Incipit : « Je suis en goguette à Bluffton. Je me suis tiré de l’école – on appelle ça faire le mur, mais il y a pas de mur, il suffit de sortir de la cour à la récré, quand les trois cents gamins sont là pliés en deux en train de lancer leurs billes. Moi, je suis pas capable d’en lancer une au lance-pierre, alors je me casse et je vais au Rexall prendre un verre – un coca, ou un de ces trucs que Madame le Docteur m’interdit formellement, sous prétexte que ça m’excite. Je vais pourtant pas boire du lait toute ma vie, ou me mettre au bourbon à mon âge. Mais c’est pas le problème. »
Entrée inhabituelle pour une critique de livre, mais dans le cas d’ « Edisto », elle s’impose presque, elle va de soi tant cet incipit évoque un livre culte des années soixante. Vous avez deviné ?
Simon Everson Manigault est le petit-fils sûrement de Holden Caulfield, le jeune héros de « The catcher in the rye » (L’attrape-cœurs) de Salinger. Il lui ressemble comme deux gouttes d’eau, déborde comme lui d’énergie et d’insolence, parle comme lui. Ici aussi, nous avons un narrateur à la première personne du singulier, dont nous suivons les traces pendant quelque temps avec plaisir, jubilation. Car ce roman n’est pas triste, c’est le moins ! On sourit, on rit, de bout en bout, dans le langage vert et les frasques de Simon.
Quand on y regarde de plus près, en ce qui concerne le registre de langue du jeune héros, on est assurément dans une authenticité très supérieure à celle de Salinger. Le langage ici est spontané, évident, naturel. Nulle trace de forçage vers la familiarité empruntée.
« Une camionnette noire s’arrête, une vieille caisse qui a bien quarante ans, et qui transporte des eaux grasses pour les porcs. Le vieux me lorgne du coin de l’œil – entre soixante à cent balais, plus de dents, il mâchonne quelque chose. »
Attachant. Furieusement attachant le petit Simon. Il a 12 ans mais une jugeotte stupéfiante, un sens de l’observation hors du commun, de vraies valeurs morales. Et, il faut le dire, un drôle d’environnement familial. Une mère, « La Duchesse » ou « Madame le Docteur », assez déjantée et folle de passion pour la littérature – passion qu’elle s’efforce de passer à Simon bien sûr. Un père absent, dans tous les sens du terme : pas là souvent et « ailleurs » même quand il est là. Il fait avec Simon ! Et on peut dire, à être sous le charme de son énergie, de sa drôlerie, de sa finesse, qu’il fait sacrément bien avec ! Il grandit en fin de compte tranquillement au milieu des vents et marées familiaux, avec l’aide précieuse et avisée – enfin pas toujours – du « Centaure », sorte de baby-sitter embauché par le « Docteur » (et très probablement son amant), qui va prendre Simon sous son aile et lui apprendre les trucs de la vie.
Roman initiatique alors ? Oui, une étape de vie marquante, étonnante.
On aime le ton désabusé et pourtant chaleureux du petit narrateur. A travers lui, Padgett Powell nous communique un regard nostalgique sur les USA de naguère. Ceux qui disparaissent (le livre original date de 1983). Et en particulier ce qui était le symbole culte des années 60 :
« Ce soir-là, on a roulé la moitié de la nuit sur la Nationale 17, le long de ces motels décrépis avec des noms du genre « Motel Au-Taux-Mobile », qui ferment les uns après les autres depuis que l’ouverture de l’Autoroute 95 vide de leur sang les anciennes routes. Et les bars aussi : il y en a une quantité de ces petits rades, avec leurs tubes de néon cassés partout sur la devanture, vidés de leur gaz, éteints, exsangues comme la route. »
Une reprise salutaire chez Belfond d’un roman de 1983 qui mérite mille fois d’être re-découvert. Et une traduction magistrale de Marie-Claude Peugeot.
Leon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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