Disputes au sommet, Ismail Kadaré (par Patryck Froissart)
Disputes au sommet, janvier 2022, trad. albanais, Tedi Papavrami, 216 pages, 19 €
Ecrivain(s): Ismail Kadaré Edition: Fayard
Le sous-titre Investigations définit précisément le contenu et le dessein de cet ouvrage de l’écrivain albanais pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, ce à quoi il est fait allusion de façon récurrente dans le fil de ce récit, cette potentialité, qui lui a valu quelques tracasseries de la part des autorités de son pays, ayant un rapport étroit avec « l’affaire ».
« L’affaire » en question, sujet passionnant, présenté comme unique préoccupation de cette œuvre singulière de Kadaré, n’est autre qu’un entretien téléphonique de trois minutes ayant eu lieu en juin 1934 entre Staline et Pasternak à propos de l’arrestation de Mandelstam.
L’auteur analyse l’une après l’autre pas moins de treize versions peu ou prou connues de cette conversation, chacune rapportée tantôt par des témoins directs ou présupposés, ou se prétendant tels, tantôt par des protagonistes évoluant dans la sphère politico-littéraire entourant Pasternak et Mandelstam.
« Des treize versions que je possédais, chacune tentait, solitaire et butée, de livrer la vérité ».
Selon ce qui ressort de la majorité de ces versions, Staline aurait appelé abruptement Pasternak pour lui demander ce qu’il pensait de l’arrestation de Mandelstam, par le canal d’une ligne téléphonique qui aurait été détruite immédiatement après que le dirigeant aurait sèchement raccroché au nez de l’écrivain, manifestant ainsi sa désapprobation de la réponse de ce dernier, lequel en aurait manifesté, selon certains témoins, un fort sentiment de panique, ce qui se comprendrait aisément dans le contexte du régime soviétique de l’affaire.
D’une version à l’autre, Pasternak soit aurait répondu qu’il connaissait trop peu Mandelstam pour pouvoir émettre un avis, soit aurait osé suggérer que son terrifiant interlocuteur devait savoir mieux que lui quoi penser de l’arrestation, soit aurait proposé au dictateur de parler d’autre chose, en l’occurrence de poésie ou de philosophie, soit aurait formellement rétorqué que Mandelstam n’était pas son ami, soit au contraire aurait demandé à Staline d’alléger la condamnation infligée au poète, et cetera.
Le lecteur se laisse vite volontiers engluer dans cette toile d’araignée où se débat l’enquêteur.
La nature exacte du bref échange historique qui a fait grand bruit en son temps restera quoi qu’il en soit une énigme. En l’occurrence, l’enquête a posteriori que mène ici Kadaré, bien que présentée comme le seul sujet du livre, permet parallèlement (et non subsidiairement) à l’auteur de plonger les protagonistes que sont Pasternak et Mandelstam et une kyrielle de romanciers et poètes de l’époque dans une atmosphère absolument kafkaïenne, dans la mesure où l’intention du tyran, du destinateur, n’est pas et ne sera jamais connue, ce qui donne lieu à un comportement « à l’aveugle » des individus concernés et de leurs proches*, saisis subitement, à des degrés divers, de crainte, de peur, de terreur, voire de panique. On se retrouve alors avec eux dans ce système de paranoïa individuelle et collective que met en place méticuleusement tout pouvoir totalitaire, que décrivent et dénoncent par ailleurs nombre de livres et de films.
« Nous ignorons le but de ce théâtre cruel, épié certainement par plusieurs juges (visibles ou cachés) ».
A l’origine de l’arrestation de Mandelstam, son poème violemment anti-Staline, dont une traduction est reproduite ci-dessous.
On appréciera les rappels historiques concernant la relation entre Gorki et le pouvoir tsariste, ou les circonstances de l’ascension de Lénine, les écrits de Marx, la narration des longs séjours de notre auteur en URSS, et les références littéraires (Dante, Shakespeare, Pouchkine, Homère, Robert Littell, des poètes albanais).
Un parallèle subtil et constant court en filigrane tout le long du texte entre l’ambiance politique dans laquelle évoluaient, tantôt glorifiés, tantôt humiliés ou éliminés par le régime soviétique et le contexte tout autant totalitaire dans lequel a vécu Kadaré en Albanie, dont il a été victime bien plus tard, pendant la période de « fraternité » soviéto-albanaise et après la brutale rupture idéologique entre les deux systèmes. Pour illustration, on suivra un entretien (à proprement parler un interrogatoire politique dangereux pour l’intéressé) entre l’auteur et un employé du « service éditorial » albanais chargé de dénicher dans le présent ouvrage, avant délivrance du permis de publication, tout ce qui pouvait être considéré comme hostile au pouvoir, en particulier ici les éléments narratifs se rapportant à… Pasternak !
Le poème de Mandelstam (Le Montagnard du Kremlin)
« Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays,
Nos paroles à dix pas ne sont même plus ouïes,
Et là où s’engage un début d’entretien, –
Là on se rappelle le montagnard du Kremlin.
Ses gros doigts sont gras comme des vers,
Ses mots comme des quintaux lourds sont précis.
Ses moustaches narguent comme des cafards,
Et tout le haut de ses bottes luit.
Une bande de chefs au cou grêle tourne autour de lui,
Et des services de ces ombres d’humains, il se réjouit.
L’un siffle, l’autre miaule, un autre gémit,
Il n’y a que lui qui désigne et punit.
Or, de décret en décret, comme des fers, il forge –
À qui au ventre, au front, à qui à l’œil, au sourcil.
Pour lui, ce qui n’est pas une exécution, est une fête.
Ainsi comme elle est large la poitrine de l’Ossète ».
(Traduction d’Élisabeth Mouradian et Serge Venturini)
Patryck Froissart
NB : On ne peut que déplorer la fréquence, dans la traduction d’un ouvrage de cette portée, de fautes d’orthographe, ainsi que la présence de quelques cruels manquements à la grammaire textuelle.
* Parmi les personnalités, témoins et acteurs de l’affaire Mandelstam et du coup de fil de Staline, et de leurs suites immédiates, outre le tandem Pasternak-Mandelstam, Zinaïda Nikolaïevna (l’épouse de Pasternak), Irina Emelianova (sa belle-fille, écrivaine), Anna Akhmatova, Nadejda Mandelstam (l’épouse du poète), Galina von Meck (nièce de Tchaïkovski, écrivaine et présumée maîtresse dudit poète), l’actrice Zinaïda Zaitseva-Antonova (autre probable maîtresse du même), Nicolaï Vilmont, ami de Pasternak, présent lors de l’appel.
Ismail Kadare (souvent orthographié Kadaré en français) est un écrivain albanais, né le 28 janvier 1936 à Gjirokastër, dans le Sud de l’Albanie. Il étudie les lettres à l’Université de Tirana puis à l’Institut Gorki de Moscou. En 1960, la rupture de l’Albanie avec l’Union soviétique l’oblige à revenir dans son pays où il entame une carrière de journaliste. Il commence à écrire très jeune, au milieu des années 1950, mais ne publie que quelques poèmes dans un premier temps. En 1963, la parution de son premier roman Le Général de l’armée morte lui apporte la renommée, d’abord en Albanie et ensuite à l’étranger grâce à la traduction française de Jusuf Vrioni. Dès lors, son œuvre est vendue dans le monde entier et traduite dans plus de trente langues. Il reçoit le Prix international Man Booker en 2005 et le Prix Prince des Asturies de littérature en 2009. En 1972, nommé député albanais sans même l’avoir demandé, il est contraint d’adhérer au Parti communiste albanais (parti gouvernemental). Il n’en continue pas moins sa lutte constante contre le totalitarisme. Écarté de la nomenclature communiste, il poursuit un temps sa carrière d’écrivain sans heurts, nonobstant la charge corrosive de ses textes contre la dictature. Son œuvre est publiée et accueillie très favorablement à l’étranger. Kadare finit par être qualifié d’« ennemi » lors du Plénum des écrivains en 1982 mais aucune sanction n’est prise à son encontre. Entré en disgrâce pour ses écrits subversifs, conçus comme une critique détournée du régime, il est finalement contraint d’éditer ses romans à l’étranger. Se sentant menacé, il émigre en France où il obtient l’asile politique en octobre 1990. Aujourd’hui, il partage sa vie entre la France et l’Albanie.
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