Dirty dandy, Benjamin Berton (par Patrick Abraham)
Dirty dandy, Benjamin Berton, éditions Page à Page, Coll. écho(s), février 2024, 201 pages, 18 €
Ecrivain(s): Benjamin Berton
Benjamin Berton, écrivain, n’est pas un adepte du confort. Benjamin Berton a le goût du risque, des structures narratives audacieuses, des télescopages. On en a la preuve avec Dirty dandy, sous-titré Quand Jean Lorrain ébranle Marcel Proust. Benjamin Berton semble ici poursuivre un double but : rendre hommage à l’auteur de Monsieur de Bougrelon, le faire sortir de l’oubli (tout relatif) où il a été relégué, et, en le confrontant à une Figure quasi inattaquable de notre patrimoine, à l’un des saints les plus vénérés de notre ciel littéraire (vénération toute relative elle aussi car, en vérité, qui lit vraiment Proust ?), tenter, sans illusion, de remettre en cause une hiérarchie unanimement acceptée. Remy de Gourmont, il y a bien longtemps, avec ses « dissociations d’idées », dans Le Chemin de Velours, mais avec des moyens différents, s’était engagé sur un tel terrain.
Télescopages, ai-je dit. Berton ne prétend pas écrire une biographie romancée de Lorrain. D’abord parce qu’une biographie véritable, par Thibaut d’Anthonay (Fayard, 2005), minutieuse et volumineuse, a déjà été publiée, envers laquelle Berton reconnaît d’ailleurs sa dette. Ensuite parce que le recours à cet artifice, comme pour les biopics au cinéma, aboutit presque toujours à des œuvrettes piteuses, comme ces dernières années Rémi David avec Mourir avant que d’apparaître ou Olivier Charneux avec Le Glorieux et le Maudit.
Berton a donc choisi un certain nombre d’épisodes significatifs de la vie de Lorrain et les a « narrativisés » avec plus ou moins de bonheur et de vraisemblance (Catch, pp.13-20 ; Le crapaud et l’enfant, pp.35-38 ; La dent de Gahamut, pp.39-46 ; Le grand amour, pp.47-52 ; Nuit de cauchemar, pp.103-109 ; Les admirateurs, pp.129-136, etc.). En bousculant la chronologie, il compose à partir d’eux, et dans un contrepoint proustien (leur duel du samedi 6 février 1897, dans le bois de Meudon, est bien sûr raconté, pp.90-94), un portrait parcellaire, pluriel et plausible, nous permettant de saisir à quel point, même si aucun livre de Lorrain n’est strictement autobiographique (mais tous le sont à leur manière), écriture et existence chez lui ont été liés.
Mais Benjamin Berton va plus loin puisque l’époque où Lorrain a vécu et la nôtre (ou des moments de l’histoire proches du nôtre) se croisent :
Le roman commence (chapitre 1, pp.7-12) à Fécamp, en 1986, dans le cimetière où a été inhumé Lorrain, buveur d’éther imputrescible comme les martyrs et les yogis. Dans le chapitre (pp.27-34), il se déplace à Vernon, en 2022, où apparaît Thibaut d’Anthonay. On se retrouve à Brighton, en 1992, dans le chapitre 8 (pp.53-59). Une « organisation secrète » est évoquée, venue en droite ligne des Garçons sauvages de Burroughs, l’IPAM (Initiative Pour l’Asservissement des Masses), au service des « forces réactionnaires » : on devine que Lorrain, comme d’autres écrivains homosexuels, a été filé par ce « syndicat du crime d’État » qui, personne n’en doutera, a joué un rôle primordial dans l’élection de Donald Trump.
Burroughs resurgit dans le chapitre 14 (pp. 95-102), mais à New York et en 1981, et son fameux « œil de Xochipilli » lui offre l’occasion d’observer Lorrain, précurseur du cut-up, à sa table de travail. Dans le chapitre 21 (pp.142-148), situé en 2023, intervient M. de Phocas lui-même (Jean de Fréneuse pour l’état-civil : « Juillet 97. – Dans un visage hâlé, chauffé et mûri comme une pêche, deux larges yeux brûlaient du bleu le plus intense… »), « à la terrasse du Bar Zoo » puis dans une chambre du « Gîte des Trois Matelots » de Fécamp, vieilli mais grâce à une bague-poison providentielle alerte et quasi éternel. Le procédé est inversé dans le chapitre 25 (pp.174-179) puisque c’est un jeune Romain de la deuxième moitié du vingtième siècle, Pino Pelosi, qui rosse Lorrain sur la route entre Nice et Villefranche-sur-Mer en 1903 avant qu’un membre de l’IPAM mentionnée plus haut ne lui commandite, pour la nuit du 1er au 2 novembre 1975, l’assassinat d’un poète hérétique – meurtre futur pour lui mais passé pour nous : Pelosi, on le constate, comme M. de Phocas et les comploteurs de l’IPAM, possède l’appréciable privilège de voyager à travers le temps.
Tout cela paraît fort compliqué, dira-t-on, et le lecteur va s’égarer. Mais non. Le dispositif fonctionne bien et, grâce à l’habileté de l’auteur, on tourne avec rapidité, avec allégresse souvent, les pages de Dirty dandy.
On reproche à la littérature française actuelle, et en particulier au roman, sa prudence, son conformisme, son insignifiance. Benjamin Berton, avec ses diagonales temporelles et par le biais d’une sorte de mentir-vrai (outre Lorrain, Proust et Burroughs, les frères Maupassant, Oscar Wilde, Sarah Bernhardt, Albert Le Cuziat, Alfred Agostinelli, Reynaldo Hahn, Wilhelm von Gloeden, mais aussi Genesis P-Orridge, fondatrice du Temple ov Psychick Youth, entrent en scène…), échappe à ces travers et ouvre pour ses confrères en mal d’inspiration des pistes possibles.
Reste à examiner le cas Lorrain face au cas Proust. A priori, l’affaire est tranchée depuis des lustres. Nous avons d’un côté une œuvre « bâtie comme une robe cousue à la main ou comme une cathédrale », éclairant et explorant des terras incognitas de la psychologie et de la sensibilité, aussi peuplée que les Mémoires d’un courtisan janséniste et une « pension bourgeoise » de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, et de l’autre une production attachante mais dispersée, inégale et répétitive, sans innovation formelle, écrite parfois à la va-vite.
On a le droit cependant de penser qu’avec Monsieur de Phocas et Monsieur de Bougrelon (et avec Sonyeuse, longue nouvelle parue en 1891 et rééditée en 2022 par Gérald Duchemin au Chat Rouge dans le recueil Âmes d’automne), Jean Lorrain, en moins de trois cents pages à chaque fois, ne s’est pas élevé très loin des hauteurs proustiennes.
Un écrivain qui a eu, au fil de sa carrière, par paresse ou insuffisance peut-être, la constante courtoisie de faire court et de ne jamais ennuyer le lecteur (mais on rétorquera avec raison que l’ennui qu’il lui arrive de provoquer est l’une des composantes du génie créatif, qui se fiche de nos humeurs), et qui n’a jamais cherché, à l’inverse de Proust, à donner le change sur ses préférences amoureuses, mérite, malgré les imperfections de sa prose et le pompiérisme de ses sonnets (excepté dans Modernités ?), notre attention et notre estime, justifiant ainsi l’intérêt romanesque de Benjamin Berton avec Dirty dandy et ses trajectoires narratives obliques.
Patrick Abraham
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