Dire son nom, Francisco Goldman
Dire son nom, Trad. Anglais (USA) Guillemette de Saint Aubin. 440 p. 19€
Ecrivain(s): Francisco Goldman Edition: Christian BourgoisCe livre peut être ludique et léger, ou impudique et pesant comme la mort, pas plus que la mort. C’est, comme tous les récits autour de la perte, une question résurgente : pourquoi ?
La femme du narrateur, Aura, apparaît, la plupart du temps, comme une créature éthérée : c’est un lutin, un elfe, une fée, un petit personnage déroutant, fantasque, doutant, insaisissable. Femme-enfant à la fois spontanée et réfléchie. Le narrateur, le mari, la voit ainsi dans un arbre après sa mort, où son sourire seul lui apparaît, si effrayé à l’idée qu’il puisse la manquer, l’oublier.
La vie d’avant Aura se fait irréelle, imprécise, improbable : a-t-il vraiment vécu avant ? Perpétuellement interrogés, remués, sont le destin, la chance, la mort et la vie et son jeu de roulette : une chance sur (?) qu’ils se rencontrent, une chance sur (?) qu’ils s’aiment… une chance sur (?) que la vague sur cette plage-là soit scélérate, la mauvaise… « Esta es mia » dira Aura, avant de la suivre.
Remonter le temps, ne pas choisir à cet instant, illusoire regret, tout cela dont à la fin Francisco Goldman se défait, gardant intacts l’amour et cette parenthèse de quatre ans qui s’ouvre, venant mouiller et raviver les couleurs. Dire son nom, l’accompagner, elle l’accompagnant. Aura connue, Aura apprise, Aura inventée, reconstituée à partir de pistes, d’éléments grappillés auprès d’amis et des journaux intimes de la jeune femme entrecoupés d’amorces de nouvelles, de romans, vie inventée, rêvée par elle. Une course à travers le temps pour rattraper la mort, non la comprendre mais l’apprivoiser, l’intégrer.
Quand, à la fin du livre, il monte au premier étage de l’asile, empruntant un escalier qui semble n’avoir vu ni le chiffon, ni pareillement le pas d’un être humain depuis longtemps, est-ce un clin d’œil au monde fantastique, au monde du Soi réconcilié, ou enfin, la fin du deuil, la dissociation ? En libérant sa conscience, Francisco Goldman libère aussi sa femme morte : « je t’ai amenée ici… », ce n’est pas une séparation, plutôt une déposition : en la conduisant où elle aurait voulu aller, il est allé aux limites de leurs projets échafaudés. Il est temps pour lui maintenant de souffler, c’est-à-dire de reprendre souffle, de marquer une pause et d’éteindre les bougies d’anniversaire, de redescendre l’escalier, revenir à la maison, au centre de soi, là où elle l’attend après tout ce voyage intérieur, où elle n’a jamais cessé de vivre. On ne hante jamais que soi-même.
« Quelle différence, en fin de compte, qu’on revienne sur les lieux hantés ou qu’on les évite ? D’une façon ou d’une autre, c’est la même chose, exactement la même chose », écrit Goldman (p. 53), pour à la fin, raisonnablement substituer à « hanté », habité, terre habitable… mais n’est-ce pas « la même chose, exactement la même chose » ? Seuls, les mots pour le dire…
Anne Morin
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