Deux ouvrages d'Éric Reinhardt (par Patrick Le Henaff)
Sarah, Suzanne et l’Écrivain, Éric Reinhardt, Gallimard, 2023, 430 pages, 22 €
L’Amour et les Forêts, Éric Reinhardt, Folio, 2016, 416 pages, 9,40 €
On y va tout droit. On le sait bien qu’il ne faut pas se fier aux apparences, les dictons populaires ont pourtant du vrai, même et surtout les lieux communs. Eh bien pour ma part, j’ai foncé dedans tête baissée. Il y a quelques années, j’avais « tâché » de rentrer dans l’univers d’Éric Reinhardt en abordant Cendrillon. Au bout de 100 pages, le livre m’était tombé des mains, trop parisien, trop bourgeois, trop français, trop pédant, trop égocentré et narcissique. Trop tout quoi ! Depuis, j’avais un peu pris cet auteur en grippe, lui reprochant presque de m’avoir fait perdre du temps.
Chaque interview de lui me le montrait, trop stylé, sûr de lui et de son talent, un poil arrogant et supérieur. L’écrivain type. Il avait partagé à Cannes, sur un plateau, son sentiment (et ne m’avait communiqué que du ressentiment !) sur l’adaptation cinématographique de L’Amour et les Forets, son précédent livre, par Valérie Donzelli avec Virginie Efira. Aussi sec, antipathique ! Jusqu’à ce qu’une amie m’offre son dernier roman, Sarah Suzanne et l’Écrivain.
Que faire ? Pas d’échappement possible. Elle allait bien me demander ce que j’en avais pensé. Pétri d’a priori, j’ai pris à rebours les 50 premières pages, avant peu à peu, mais au final assez vite et de façon honnête, laisser tomber mes préjugés, pour me laisser captiver par l’histoire ; celle de cet écrivain, connu, Éric lui-même, très professionnel dans Sarah, ou contacté par mail dans L’Amour…, par une lectrice admirative, et se sentir, dans les deux cas, touché par sa demande ou par son courrier, en confiance curieuse jusqu’à la rencontrer et se laisser happer par son histoire de vie, sa vie ratée de couple, ou plutôt les jeux de miroir de sa vie qui peu à peu deviennent flous, puis opaques, avant de s’obscurcir complètement.
Pour se donner le temps, prendre du recul comme on dit, mais croire aussi qu’elle pouvait ménager un espace pour permettre à son mari de réfléchir et de se remettre en question, elle va quitter le domicile familial bourgeois, échouer à intégrer ses deux enfants dans une bicoque à l’écart des quartiers parisiens, pour aller se perdre quelques mois, seule d’abord, puis en colocation, dans un lieu sordide. Le but avoué, faire changer le regard et la perspective de son mari sur leurs rapports de vie, sur l’équilibre de leurs avoirs, mieux balancer ce qu’elle croit encore être un amour et son couple, avec un homme qu’elle ne connaît pas au fond, qui s’est peu à peu détaché de la vie familiale pour se réfugier au sous-sol de sa maison, dans un bunker, où il s’adonne seul à des activités plus ou moins perverses. Une naïveté et une illusion d’émancipation sur sa relation qui vont la perdre, la voir s’effondrer, tomber en poussière, comme le tableau qui la fascine tant chez un antiquaire au point de le racheter plus tard à prix d’or, et qui va symboliser l’émiettement de sa vie.
« Confronté à des situations graves, inattendues, éminemment déstabilisantes, d’abord le psychisme patauge un peu, ensuite il essaie d’inventer quelque chose, le délire est une tentative de solution hasardée par le cerveau face à une situation qui n’en connaît aucune. Comme il n’y a pas de solution dans le réel, le délire va en proposer une en dehors du réel ».
On ne connaît pas toujours la personne avec qui l’on vit, Sarah va vite le comprendre à ses dépens et va donc raconter sa vie à Éric l’écrivain, qui par le biais d’un personnage de fiction, Suzanne, va filer et tisser les fils du roman de sa vie et de ses relations toxiques. Subtilement, Sarah va devenir fictivement Suzanne, qui va incarner Sarah, au point que le lecteur finit par ne plus savoir qui est qui, au point de voir les deux femmes se confondre dans un seul et même personnage.
Adroit, étrange, troublant, beau et puissant, le livre se révèle une éloquente affirmation du bouleversement des rapports homme-femme, mais aussi du ruissellement du comportement masculin qui sans le moindre affect, sans le moindre respect, sans la plus infime pitié, va progressivement détruire une femme. On appelle cela de la « Domination Masculine » dans le premier livre, du « Harcèlement » dans le second, la frontière entre les deux demeurant ténue, mais c’est bien plus que cela, c’est une destruction méthodique et calculée, opportuniste, d’un être sans doute aimé autrefois, corps aujourd’hui balancé tel un objet jetable et même pas recyclable.
Pourquoi mettre Sarah… en parallèle avec L’Amour et les Forêts ? Parce que c’est en fait le même livre, un pas sur le côté dans L’Amour…, presque la même histoire de fond, les détails de vie, d’existence, la forme, différente certes, mais avec le même schéma narratif, un écrivain reçoit les confidences d’une jeune femme, professeur de littérature, qui va lui raconter, et là véritablement, le harcèlement possessif et destructeur poussé à l’extrême de son mari qui la tétanise, afin que progressivement, pas à pas, il en fasse là aussi une histoire, tragique, mais cette fois, plus sombre, violente et noire encore que le précédent livre. L’expérience de ces deux livres, à la fois grave et sombre, est fascinante, nous sommes dans deux thrillers cérébraux, communs, siamois, névrotiques, et même psychotiques tant les dédoublements de personnalités sont constants. L’écriture est extraordinaire. Que n’ai-je pu dire avec bêtise, sur cet auteur !
C’est par ailleurs deux récits, aussi féminins que féministes, écrits par un homme, dont on se demande à quel point d’intelligence et de finesse il est parvenu à (d)écrire aussi bien, avec autant d’émotions, et dépeindre à ce point les sentiments violents, féroces, sur ce thème, le harcèlement d’une femme, thème qui émerge aujourd’hui, on le voit bien dans les affaires qui sortent dans la presse (enfin ! pourrait-on dire), (les mentalités changent-elles vraiment en profondeur ?), ou n’est-ce qu’en façade, en surface, et ce, depuis des siècles.
Tour de force ? Prouesse d’écrivain à la mécanique bien huilée ? ou mutation sincère, profondément inclusive, d’une masculinité qui a évolué vers une trajectoire novatrice ? Je parie sur cette dernière impression. La sincérité de l’auteur affleure en permanence. Nous, hommes, pouvons faire profil bas et battre notre coulpe, euphémisme, parce que, même « corrects », nous sommes restés bien à l’étroit dans nos visions douillettes de situations qui ne nous perturbaient pas tant que ça, et nous arrangeaient bien au final, « femme potiche, femme boniche ». « Viol de nuit, Terre des hommes », pouvait-on déjà lire sur les murs dans les années 70, sans que cela ne suscite beaucoup d’interrogations.
Un mot sur le film qui peut servir de trait d’union. C’est une adaptation libre de L’Amour et les Forêts, avec l’assentiment de l’auteur, et si l’on retrouve le cœur de l’histoire en fusion, avec la juste peinture de cette merveilleuse et unique journée d’amour fou et magique vécue par l’héroïne, Bénédicte, il se révèle à mon sens moins puissant que le livre, les contours sont plus adoucis, la fin plus convenue, même si les compositions de Virginie Efira, remarquable, et surtout de Melvil Poupaud, extraordinaire en mari de glace, pervers, manipulateur, ce que l’on appelle communément un pervers narcissique, en tous les cas un névropathe dont, à mon sens, même la psychiatrie ne pourra pas récupérer grand-chose, restent prodigieuses.
Dans chacun des deux livres, la prouesse d’Éric Reinhardt, avec un art consommé de la construction littéraire, est d’être à la fois, avec la distance appropriée, auteur, narrateur, témoin et acteur.
Autre chose. Il y a de très belles lignes dans L’Amour… sur la solitude des corps.
« Vous savez Éric (relate la sœur de Bénédicte, esthéticienne de métier), c’est terrible de ne plus être touché. Une femme qui n’a pas de vie affective, je le sens tout de suite, à sa peau, quand je la masse. Mes mains elles se souviennent des peaux, elles lisent les vies à livre ouvert, elles comprennent beaucoup de choses. Une personne qui n’est jamais touchée c’est difficile à supporter, de n’être jamais touché. Je constate souvent ce manque chez mes clientes les plus âgées, plus personne ne veut entrer en contact physique avec elles et elles en souffrent, elles sont en demande, elles veulent qu’on leur caresse le visage, qu’on leur caresse les bras, qu’on leur caresse le dos et les épaules. Qu’on leur prenne la main. C’est un besoin, d’être touché, un besoin vital. J’ai vu des femmes s’écrouler après un massage. Je leur masse longuement le corps, je sens qu’il se passe quelque chose de fort et juste après je les vois qui s’écroulent et qui pleurent dans mon salon sans pouvoir s’arrêter. Des femmes inconsolables, dont j’avais senti qu’elles n’avaient pas été touchées depuis des années, comme si mes mains avaient fait remonter dans leur mémoire le souvenir qu’elles possédaient un corps, et que sentir son corps est essentiel, que c’est dans le fond la plus belle chose qui soit ».
Comme, aussi, de très touchants passages sur l’écriture, en l’occurrence Bénédicte, l’héroïne de L’Amour, en réalité, Éric lui-même, et qui nécessairement laissent transparaître la solitude du coureur de fond, l’écrivain.
« Quel bonheur que d’écrire, quel bonheur que de pouvoir, la nuit, souvent la nuit, s’introduire en soi, dépeindre ce qu’on y voit, ce qu’on y sent, ce qu’on entend que murmurent les souvenirs, la nostalgie ou le besoin de retrouver intacte sa propre grâce évanouie, évanouie dans la réalité mais bien vivante au fond de soi, vivante au fond de soi et éclairée au loin comme une maison dans la nuit, une maison vers laquelle on laisse guider ses pas, seul, conduit par la confiance, l’inspiration, ses intuitions renaissantes, par le désir de rejoindre cet endroit qu’on voit briller au loin dans les ténèbres, attirant, illuminé, en sachant que c’est chez soi, que c’est là que se trouve enfermé, au fond de soi, ce qu’on a de plus précieux, son être le plus secret ».
Dans quel ordre lire ces deux livres ? Pour ma part je les ai lus à l’envers de leur parution, cela ne m’a pas gêné, peut-être Sarah, Suzanne et l’Écrivain est-il plus abouti, plus formel et concluant, moins bouleversant et moins charnel. Le dernier chapitre de L’Amour et les Forêts est une merveille d’intelligence, d’empathie rêvée, un retournement onirique de situation, de subtilité et de grâce humaine, quasi religieuse.
Je garde, après ces deux lectures, le souvenir d’une œuvre à la construction vertigineuse, où les deux histoires ont su s’entremêler pour apporter émotions, larmes, mais aussi questionnement politique. Je ne suis pas sûr d’ailleurs de ne pas avoir fait la part entre les deux récits, tant scènes et personnages apparaissent souvent jumeaux et complémentaires.
On dit communément qu’un livre, un film, un paysage, est beau à couper le souffle. Ici, je dirais plutôt que le livre est beau à pleurer tant il dégage de troubles, mais surtout tant il nous interroge, nous hommes, et vous femmes, sur nos relations passées et présentes, archaïques et misogynes, et surtout sur ce que nous devons désormais, et c’est peut-être une des questions posées par ces deux livres, inventer, enfin, pour reconstruire des rapports. Humains.
Voilà comment j’ai retourné ma veste !
Voilà comment Éric Reinhardt est devenu un de mes écrivains « culte » dont je ne peux que saluer la virtuosité de l’écriture. Il aurait dû faire un très beau Prix Goncourt 2023.
Mes deux livres les plus forts de cette année.
Patrick Le Henaff
Patrick Le Henaff, Médecin Généraliste et Gériatre, vit et travaille depuis plus de 30 ans en plein cœur des Cévennes.
- Vu: 622