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Des histoires dessinées

Ecrit par Yasmina Mahdi 12.05.14 dans La Une CED, Etudes, Les Dossiers

Des histoires dessinées

 

La vie sans mode d’emploi Putain d’années 80 !, Désirée et Alain Frappier, éditions du Mauconduit, janvier 2014, 192 pages, 22,50 €

L’entrevue, Manuele Fior, éditions Futuropolis, avril 2013, 176 pages, 24 €

 

La vie sans mode d’emploi :

Ce roman graphique, écrit et illustré à deux voix, celles de Désirée et Alain Frappier, résume en sous-titre, Putain d’années 80, la vie difficile d’une génération en butte à la débâcle et en prise avec la dépression.

La couverture de cette magnifique bande dessinée, de prime abord, n’indique pas la gravité du sujet. Une jeune fille vue de trois-quarts, au graphisme impeccable – à la façon de Lichtenstein ? – nous sourit, penchant la tête par une porte entrouverte comme pour nous inviter gaiement. Mais au dos de la couverture, un paysage rouge sang, une silhouette anonyme et esseulée rame – au propre comme au figuré –, canote dans le lointain vers des berges désolées.

Sur la première page de la bande dessinée, un passage au noir situe l’histoire de Désirée, jeune provinciale pleine d’espoir, désireuse de découvrir la capitale française. Un petit carré de brume clignote tel un vieil écran vide et blanc de télévision ou un phare allumé au-dessus d’un résumé autobiographique au féminin. La narratrice est née à la campagne, au milieu de la nature animale et végétale, du silence et du froid. Et bien sûr, de l’obscurité. Il y aura plusieurs pages noires avec des textes libellés comme des chapitres, surmontés d’illustrations délicates, sans doute à la mine de plomb rehaussée de blanc.

Les années 1980 défilent, avec leur flot de souvenirs, mais jamais l’anecdote ne vient fausser la justesse du ton. Nous sommes bel et bien les filles et les fils de la grande Histoire, mais combien est précieuse la petite histoire, la sienne, la vôtre, la nôtre, au quotidien. Et c’est justement ce que revit « sans mode d’emploi » toute une génération qui a subi les conséquences du chômage de masse, de l’anéantissement de la classe ouvrière et les effets nocifs des discours pessimistes orchestrés par les médias et les agents de la politique. Entre concertation et manipulation – c’est Désirée qui nous le dit –, la vie continue envers et contre tout, les manigances de la société et les rêves d’une jeune créatrice, inconciliables somme toute avec l’envie, le désir de se retrouver comme une héroïne hollywoodienne « parée de ses plus beaux atours ».

Le dessin reste très fin, de simples contours cernés de noir, alternant avec des gros plans sur fond gris et un texte exigeant et documenté. Une importante gamme graphique est déclinée, du fusain un peu flouté à l’encre épaisse, à la ligne parfaite et claire.

De bulles en cases, nous voguons entre les scansions implacables du réel – via les mass-média et leur cohorte d’informations brutales et de publicités mensongères – et les particularismes d’une vie d’artiste. Vie qui suit son cours, accompagnée par des désillusions mais aussi de la nouveauté et une certaine recherche de la vérité. Les années 80 nous laisseront un goût d’amertume mais également une formidable sensation d’énergie, d’affranchissement des évidences et du réel qui tuent.

Nous ne dévoilerons pas plus avant la trame du récit, et nous laisserons ainsi aux lecteurs le choix de découvrir cet ouvrage très récent, qui peut se lire et se relire au fil des envies et du temps.

 

L’entrevue :


Par ailleurs, Manuele Fior, auteur italien de bande dessinée, lui, nous entraîne au sein d’une histoire fantastique et atemporelle, entre ruptures, accidents et visions de l’au-delà.

La fluidité du travail, des nombreux dessins pleine page, sont autant de tableaux contemporains d’un monde qui se soustrait à lui-même. Les supports métaphoriques de la tache agissent souvent comme point d’ancrage de la forme. Ici, c’est à partir de l’injonction de l’ombre comme recouvrement de toutes choses, que se dévoilent le blanc et les lumières extra-terrestres. Les corps se trouvent comme en apesanteur ; leur chute sera irréversible.

Les distorsions des traits, les soubresauts dans l’espace sidéral semblent provoqués par les ravages intérieurs d’une génération mutante. En proie aux changements radicaux et aux menaces psychologiques. On y voit une société tenaillée par la recherche personnelle du bonheur et d’une sorte de perfection idyllique.

Le dessinateur ose la nébulosité la plus profonde, du noir de jais le plus couvrant au noir de charbon un peu poudreux qui laisse partout des traces de cendre, de poussière, dans l’espace et sur les peaux. L’architecture tient une place importante, et confine les êtres dans son spectre, sa rotondité ou ses arêtes acérées et géométriques.

Le télescopage de l’infiniment grand – de l’incommensurable – et de l’infime – une rencontre entre deux êtres –, procure à l’ensemble de l’ouvrage un côté énigmatique et très original. Les plongées et les contre-plongées des actions diverses des personnages diffèrent de page en page et défilent comme un travelling. Si nous continuons à emprunter le langage cinématographique, les arrêts sur image permettent un continuum fantaisiste du point de vue narratif, mais angoissant au regard des expériences personnelles, maritales et/ou amoureuses des protagonistes.

Nous recommandons L’entrevue, récit graphique d’un beau format, épais, où, là aussi, une jeune fille, de face, sur un fond de losanges, nous fixe, immobile, pour s’éloigner, sur la couverture au dos, attirée par une curieuse lueur, dont on ne sait si elle est artificielle ou naturelle.

 

Yasmina Mahdi


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A propos du rédacteur

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.