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De L'autofiction comme outil herméneutique, Thomas Carrier-Lafleur (par Arnaud Genon)

Ecrit par Arnaud Genon 08.03.11 dans Les Livres, Livres décortiqués, Essais

Une philosophie du « temps à l'état pur ». L'autofiction chez Proust et Jutra, Laval, Presses de l'université Laval, coll. « Zêtêsis », 2010, 220 p. 30 €

Ecrivain(s): Thomas Carrier-Lafleur

De L'autofiction comme outil herméneutique, Thomas Carrier-Lafleur (par Arnaud Genon)

 

L’autofiction, après avoir été considérée comme un « mauvais genre1 » nourrit de plus en plus régulièrement le champ de la théorie littéraire. Le mot vient désormais s’appliquer à de véritables monuments comme l’œuvre proustienne ou à d’autres médias artistiques tels que le cinéma2. Que l’on considère la « chose » comme un genre littéraire, comme une posture énonciative ou un concept, elle est dans tous les cas un moyen d’interroger le sujet, de renouveler son questionnement à l’ère de la crise qu’il traverse depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Considérée de cette manière, l’autofiction amène le critique à approcher ce qui touche à la philosophie, ainsi que le remarque justement Thomas Carrier-Lafleur dans l’avant-propos de la présente étude: « L’esthétique du je, la déconstruction du sujet, sa reconstruction, de même que son interprétation sont des notions philosophiques clés pour comprendre l’autofiction » (p.10).

C’est à travers ce prisme philosophique que vont être examinées deux œuvres appartenant à deux domaines artistiques distincts et dont le rapprochement peut paraître, a priori, surprenant : A tout prendre de Claude Jutra, « premier film d’auteur de la cinématographie québécoise » (p.13) et A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Thomas Carrier-Lafleur a pour objectif de démontrer que ces créations, dont « l’analogie esthétique […] engage des questionnements philosophiques » (p.10), peuvent être considérées comme des autofictions qui partagent « une commune expérience autofictionnelle du pouvoir créateur de l’art, seul capable d’engendrer le je véritable et la richesse surréelle de son monde » (p.12). Le parti pris philosophique est donc doublement intéressant : il promet non seulement une approche nouvelle du corpus examiné mais aussi une exploitation originale de l’autofiction devenue outil herméneutique permettant d’appréhender les problématiques liées au sujet et à l’ipséité.

On trouve à l’origine de la mise en parallèle de ces deux œuvres, une citation de Proust faite par Jutra dans A tout prendre. L’analogie, donc, se trouve directement effectuée par le réalisateur « au cœur même de son film » (p.23). Il convient alors pour le critique de « saisir ce que Jutra y a découvert [chez Proust] et surtout comprendre en quoi cela peut lui être utile, ou même capital, pour la composition de son film » (p.25). A propos de cette œuvre, Thomas Carrier-Lafleur rappelle dans l’introduction qu’il s’agit, dans un premier mouvement, d’un film autobiographique au sens littéral du terme mais que sur ce fondement se greffe un second « qui est celui de l’autofiction – permettant à je de devenir un autre. Leur combinaison et leur déploiement formant ce qu’Edgar Morin, cité par Jutra, nommait, à défaut de pouvoir l’éclaircir, cette façon inédite de parler de soi au cinéma. » (p.22). La rencontre d’A tout prendre et de la Recherche se réalise alors autour de l’esthétique du je déployée dans le travail proustien selon laquelle la vie est appelée à devenir littérature « au prix d’une recherche et au bout d’un parcours » (p.27). Plus précisément, la jonction des deux s’effectuera sur « les terres de l’autofiction que Proust a défrichées et que Jutra a étendues au médium cinématographique » (p.28).

« Splendeurs et misères de l’autofiction »

C’est désormais la loi du genre : toute étude abordant les questions liées à l’autofiction doit se situer par rapport aux nombreuses définitions qui ont été proposées ces dernières années afin de déterminer l’acception dans laquelle le terme sera envisagé. Le critique, donc, en toute logique, se livre ici à cet exercice, en opérant « un discours indirect libre à partir de l’enquête qu’a menée Gasparini3 » (p.36).  Il se penche, dans un premier temps, sur les indices qui identifient l’auteur au narrateur-personnage et remarque que les identifications onomastique, biographique et professionnelle se retrouvent dans les deux œuvres étudiées. Thomas Carrier-Lafleur fait du pacte autobiographique, comme l’inventeur du néologisme, Serge Doubrovsky, une condition sine qua nonA tout prendre « sous le signe de ces deux esthétiques cinématographiques : documentaire et film de fiction » (p.47). Puis sont passées en revue les différentes modalités d’expression de l’intertextualité (l’autocitation, la mise en abyme, le métadiscours…), ces « outils permettant de juger la poétique autofictionnelle » et participant à la construction du genre. de l’autofiction, même si dans le corpus analysé le pacte lejeunien apparaît plus problématique chez Proust (où se met en place une stratégie d’anonymat à peine mise à mal par la présence, à trois reprises, comme un lapsus, du prénom « Marcel ») que chez Jutra où il s’avère clair et irréfutable. Par la suite, c’est le rôle des paratextes (péritextes, épitextes) qui est interrogé. A titre d’exemple, la dédicace du film de Jutra à deux réalisateurs, l’un Jean Rouch, cinéaste ethnographe et l’autre Norman McLaren, maître du cinéma d’animation expérimental, est interprétée comme plaçant

Cette première partie est aussi l’occasion de revenir sur l’œuvre tant littéraire que critique de Serge Doubrovsky. Thomas Carrier-Lafleur propose donc un parcours à travers le travail de l’écrivain et suit l’évolution qu’il a lui-même fait subir – par sa pratique et son auto-théorisation – à  la définition du genre. De ce balayage, on retient les critères essentiels de l’autofiction doubrovskienne parmi lesquels le pacte autobiographique, le sous-titre roman, la reconfiguration du temps linéaire, un engagement à ne relater que des faits et événements strictement réels. Par opposition à cette acception du terme, le critique présente la définition fluctuante d’un autre théoricien, Gérard Genette. Plaçant tout d’abord l’autofiction sous le signe de Proust, Genette va par la suite la concevoir comme un texte dans lequel l’auteur s’engage à raconter une histoire dont il est le héros mais qui ne lui est jamais arrivée. Comme exemple d’une telle pratique, il propose L’Aleph de Borges et La divine comédie de Dante. Dans le sillage de Genette, le travail de Vincent Colonna est envisagé. Pour ce dernier aussi, la fiction prime sur l’auto, contestant l’acception initiale dans la mesure où l’autofiction devient « une pratique fictionnelle qui réfute et annihile toute inspiration autobiographique » (p.76). Bien qu’apparemment contradictoires, ces deux théories de l’autofiction ne sont pas complètement incompatibles et Thomas Carrier-Lafleur en atteste arguant du fait que Proust se positionne justement à leur jonction, s’inscrivant « à la fois dans la fictionnalisation de soi [de Colonna] et dans l’aventure du langage proposée par le néologisme doubrovskien » (p.79).

Du côté de chez Proust

Le deuxième chapitre se penche précisément sur l’œuvre proustienne et se donne pour objectif de démontrer qu’À la recherche temps perdu est une autofiction qui se « caractérise par une analogie originale entre l’œuvre d’art et la vie » (p.83) et dont le critique s’engage à  aborder « la nature, les enjeux et le sillage […] : nouvelle crise du sujet débouchant sur la notion de montage identitaire, notion incontestablement primordiale pour Jutra » (p.83). La première caractéristique de l’œuvre de Proust ici remarquée est cette sorte d’auto-engendrement littéraire (il a réinvesti tous ses écrits « mineurs », ses « échecs », Jean Santeuil, Contre Sainte-Beuve, dans la Recherche), auto-engendrement propre, il est vrai, à nombre d’auteurs d’autofictions (pensons à Guibert et à son Journal, à Serge Doubrovsky et à la réécriture de moments clés de sa vie – la guerre et l’occupation allemande notamment – dans plusieurs de ses « romans »). D’autre part, le critique fait de la construction si singulière de la Recherche un trait commun à toute autofiction dans la mesure où elle opère, dans et par son unité, la synthèse des incompossibles que sont le réel et la fiction, le vécu et le style, l’art et la vie. Un deuxième temps de l’analyse consacrée à Proust cherche à révéler que l’omniprésence de la thématique des déceptions vise, elle aussi,  à faire de la Recherche une autofiction. En effet, le narrateur se rendant compte que la solution à ses déceptions ne se trouve pas dans la vie, sera amené à la chercher dans l’art qui consistera non pas en une simple observation du réel mais en sa traduction ou transcription, « engrenage essentiel de l’autofiction » (p.112). Enfin, c’est sur la crise du sujet qui se révèle dans la Recherche que se termine ce chapitre. A cette crise moderne, Proust propose un remède nouveau, l’autofiction, dans laquelle « l’identité quitte peu à peu le social et devient finalement redevable à l’art » (p.120) car il incarne, grâce aux agencements qu’il permet, au montage des identités, « une nouvelle façon de dire je qui n’exclut pas notre multiplicité » (p.127).

Jutra et l’autofiction proustienne

Dans ce dernier chapitre, Thomas Carrier-Lafleur étudie A tout prendre de Claude Jutra et commence par s’interroger, s’appuyant sur les travaux de Gilles Deleuze, sur la possibilité d’une autofiction cinématographique. C’est grâce aux concepts d’« image-mouvement » et d’« image-temps » développés par le philosophe que le critique arrive à définir un tel cinéma et ce qui le distinguerait d’un cinéma autobiographique « classique » : « Le montage propre à l’autobiographie est le montage classique et transparent de l’image-mouvement, alors que le montage de l’autofiction, un montage visible, découle de la modernité de l’image-temps, ce qui bâtit des esthétiques forcément antithétiques et des constructions identitaires contradictoires » (p.143).

Se pose aussi la question ici de la réception du film de Jutra. Une « réception problématique », pour reprendre le titre d’un article de Mounir Laouyen. Si de nombreux commentateurs ou artistes accueillirent bien le film, parmi lesquels Jean Renoir et John Cassavetes, d’autres ne disposaient pas des outils nécessaires pour l’appréhender tel qu’il devait l’être. Le néologisme « autofiction » n’existait pas encore et les critiques se livrèrent pour beaucoup à une approche du film sainte-beuvienne : « Les critiques, trop peu ‘outillés’, n’y voient que de l’autobiographie, et pas n’importe laquelle : l’autobiographie d’un jeune bourgeois tourmenté » (p.159).

Enfin, les dernières réflexions du critique portent sur le caractère proustien du film du réalisateur québécois. Parmi les points communs abordés, on retient que Proust et Jutra partagent tout d’abord « ce goût de l’entre-deux » (p.169). Jutra se situe en effet au carrefour du documentaire à qui il emprunte les techniques et d’un univers fantasmatique et onirique. De la même manière, les deux auteurs ont en commun « d’attaquer la langue » (p.171) notamment à travers « le montage énonciatif multiple qu’ils avancent afin de faire fonctionner une nouvelle conception de l’individu » (p.172). Autres similitudes, la place qu’occupe le corps, une certaine vision de l’amour ou encore la thématique de la vocation. Les œuvres sont si proches que Thomas Carrier-Lafleur vient à noter qu’on aurait parfois l’impression, « défiant toute chronologie » (p.182) qu’A tout prendre est au cœur de la Recherche.

Le rapprochement inattendu et a priori surprenant de Proust et Jutra prend tout son sens à la lecture de cette intéressante étude. Il prend du sens, mais il en donne aussi, éclairant l’œuvre proustienne de manière souvent intelligente et proposant une analyse très riche du film de Jutra. Le livre de Thomas Carrier-Lafleur a enfin cela d’enthousiasmant qu’il fait de l’autofiction un outil pertinent d’approche des œuvres appartenant à des champs artistiques différents et révèle, par là, le caractère opératoire du concept doubrovskien et les beaux jours – n’en déplaise à ses détracteurs –  qu’il a encore devant lui.

 

 

1 Marie Darrieussecq, « L'autofiction, un genre pas sérieux », Poétique n°107, septembre 1996.

2 Voir notamment Jean-Pierre Esquenazi et André Gardies, Le Je à l’écran, Paris, L’Harmattan, coll. Champs visuels, 2006.

3 Philippe Gasparini, Autofiction. Une aventure du langage, Paris, Le Seuil, coll. Poétique, 2008.

 

Arnaud Genon


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A propos de l'écrivain

Thomas Carrier-Lafleur

 

Né à Montréal en 1986, Thomas Carrier-Lafleur signe ici son premier livre. Membre fondateur de la revue littéraire de réflexion critique Chameaux, il est auteur d’articles et de comptes rendus ainsi que conférencier.

A propos du rédacteur

Arnaud Genon

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Rédacteur

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d´édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset


Arnaud Genon est docteur en littérature française, professeur certifié en Lettres Modernes. Il enseigne actuellement les lettres et la philosophie en Allemagne, à l’Ecole Européenne de Karlsruhe. Visiting Scholar de ReFrance (Nottingham Trent University), il est l´auteur de Hervé Guibert, vers une esthétique postmoderne (L’Harmattan, 2007), de L’Aventure singulière d’Hervé Guibert (Mon petit éditeur, 2012), Autofiction : pratiques et théories (Mon petit éditeur, 2013), Roman, journal, autofiction : Hervé Guibert en ses genres (Mon petit éditeur, 2013). Il vient de publier avec Jean-Pierre Boulé,  Hervé Guibert : L'écriture photographique ou le miroir de soi (Presses universitaires de Lyon, coll. Autofictions etc, 2015). Ses travaux portent sur l’écriture de soi dans la littérature contemporaine.

Il a cofondé les sites herveguibert.net et autofiction.org