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De bonnes raisons de mourir, Morgan Audic (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 10.12.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Albin Michel, Polars, Roman

De bonnes raisons de mourir, mai 2019, 492 pages, 21,90 €

Ecrivain(s): Morgan Audic Edition: Albin Michel

De bonnes raisons de mourir, Morgan Audic (par Gilles Banderier)

 

Clemenceau disait qu’on ne ment jamais tant qu’avant les élections, pendant la guerre et après la chasse. Il aurait pu ajouter, s’il avait connu ce genre de tragédie : on ne ment jamais autant qu’avant, pendant et après une catastrophe nucléaire. Avant, en affirmant qu’elle ne risque pas de se produire ; pendant, en prétendant que la situation est sous contrôle, et après, en racontant que les retombées radioactives se sont sagement arrêtées aux frontières.

On aurait pu penser qu’une fois les populations évacuées, avec ce mélange d’héroïsme et d’impréparation caractéristique de l’ancienne Union soviétique (mais comment se préparer à un événement dont on refuse d’envisager l’irruption ?), la région de Tchernobyl demeurerait gaste terre, sinon pour l’éternité (notion qui a peu de sens dans notre monde sublunaire), au moins pour quelques siècles, le temps que s’estompent les patientes radiations. C’était sans compter l’appétit de lucre de certains voyagistes, ne demandant qu’à flatter l’impudeur, l’inconscience, l’absence de common decency, la bêtise d’idiots venus par milliers faire des selfies au milieu du monde d’après l’Apocalypse, dans cet état intermédiaire où l’humanité a déjà disparu mais où la nature n’a pas entièrement repris ses droits.

On commercialise même, sous la marque finement choisie d’Atomik, de la vodka fabriquée dans la zone de sécurité, la distillation éliminant – paraît-il (c’est le fabricant qui le dit, donc on peut lui faire confiance, n’est-ce pas ?) – les radiations… Ce fut précisément un touriste occidental qui aperçut le premier ce cadavre mutilé suspendu à la façade d’un immeuble de Pripiat, la ville fantôme de l’atome soviétique. Leurs meurtres sont pourtant rares à Pripiat, à la mesure de la très faible densité humaine de la cité désertée. Qui s’est donné autant de mal pour mutiler atrocement ce corps et le hisser au sommet d’un immeuble, à la vue de tous ? Selon la formule consacrée (et creuse), une enquête est ouverte. Mais le cadavre se trouve être le fils d’un grossium moscovite, qui entend bien connaître la vérité. Disposant de moyens financiers étendus, il envoie un ancien policier russe, natif de Pripiat et condamné par la médecine (il est atteint d’un cancer du cerveau) apprendre ce qui s’est passé. Et le voyage de Moscou à Tchernobyl fournit également une occasion de remonter le temps, jusqu’à cette nuit du 26 avril 1986, lorsque, dans un tumulte de fin du monde, deux femmes furent sauvagement assassinées. Les enquêteurs ukrainiens et l’ancien policier russe comprennent qu’ils ont en réalité affaire à un tueur en série, qui maîtrise l’art délicat et macabre de la taxidermie, laissant des oiseaux naturalisés sur les lieux de ses crimes et dans les corps de ses victimes.

Morgan Audic nous offre un polar sec, sans temps morts ni moraline (il eût été facile d’écrire un roman à thèse sur les périls de l’atome ou les dangers du communisme), dans une Ukraine en guerre, où s’affrontent séparatistes pro-russes et loyalistes ; un pays qui dissimule derrière de hauts murs les monstres produits par une tragédie dont on veut naïvement croire qu’elle appartient au passé. « Mais toutes les victimes de la catastrophe ne sont pas nées » (p.286).

 

Gilles Banderier

 

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NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

Notre cotation :

VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

VL5 : très haute VL

VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)


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A propos de l'écrivain

Morgan Audic

 

Morgan Audic est né à Saint-Malo le 30 janvier 1980 et a grandi à Cancale. Il vit depuis plus de dix ans à Rennes, où il enseigne l’histoire et la géographie en lycée. Trop de morts au pays des merveilles est son premier roman.

 

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).