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D1 Deuxième partie sur trois

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino 25.06.15 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

D1 Deuxième partie sur trois

 

En attendant d’embarquer un de ces jours, je scrute les tourbillons. Le varech y dessine des chevelures gluantes comme en porteraient des sirènes qui se négligent. Peut-être Dalva va-t-elle surgir brusquement, cette perruque sur la tête, projetant en l’air une proie qui aurait eu la folie de s’y croire à l’abri. Mais les orques ne surgissent brusquement que pour qui ne les a pas guettées et je guette, ratissant du regard les flots jusqu’à l’autre berge et ses forêts de thuyas. Souvent, ma vue se heurte contre des bateaux promenant leur cargaison de touristes avides de photographies.

Si j’étais aventureuse, je soudoierais le cétologue pour qu’il m’emmène avec lui à Crozet. Dans le jabotement des manchots et le rugissement des lions de mers, il y observe une progéniture apeurée mourir, dès sa première sortie, dans la gueule des épaulards – cet autre nom de l’orque. Mais quand, longeant la rive, je suis doublée joyeusement par l’aileron de Dalva ou d’autres, je cultive le secret de ma passion pour elles.

Car mon escapade canadienne annuelle se déroule presque en catimini. Mes enfants, mes proches et mes collègues croient que, dans quelque élégante station thermale, je fais une cure – on disait autrefois « prendre les eaux ». Quoi de plus normal pour se reposer d’un métier très prenant ? Ce n’est pas, à proprement parler, un mensonge. Je vais bien vers une source.

J’y viens depuis que la voix de celui que je m’étais mise à aimer avait ouvert la porte à tous les possibles. Les possibles nous font supporter le présent. Si on s’aperçoit qu’en fin de compte, leur réalisation ne changerait pas grand-chose à l’affaire qu’est notre existence, partir retrouver au bout du monde une orque n’est pas plus absurde qu’espérer un nouvel amour. Dans les deux cas, on ignore ce qu’on attend vraiment.

J’y viens peut-être à cause d’un livre que j’ai encore dans ma bibliothèque, un livre de poche à la couverture noire et verte où se détache, en surimpression d’une silhouette d’orque supposée inquiétante, ce titre étrange quand on a douze ans, Le K. Dans des fins d’après-midi où l’impatience de la sortie abêtit les collégiens gorgés des heures durant de connaissances bigarrées qu’ils n’ont pas réclamées, j’admirais ma professeur de français et je m’évadais dans l’histoire de ce combat entre un homme et une orque. Je me rangeais spontanément dans le camp du cétacé. Il faut n’avoir jamais vécu d’adolescence pour préférer le camp des hommes à celui de n’importe quel animal, fût-il prédateur et peut-être justement parce qu’il est prédateur.

Quarante ans après, lorsque je peine pour dormir, creusant nerveusement draps et oreillers devenus moites, je me glisse en songe parmi mes amies. L’eau m’enveloppe et je n’ai plus peur de ce qu’elle dissimule. Tout se tait en moi et, sourire aux lèvres, je plonge dans le sommeil. Pourquoi laisserais-je le désenchantement du monde prendre le dessus ? Chacun de nous, pour peu qu’il accepte la contradiction mystique d’être à la fois fini et infini, est comme un explorateur sur la Terre. À en faire le tour, on revient à son point de départ. Mais en rayonnant à partir de celui-ci, on tisse une existence dont la trame de plus en plus dense nous fait sentir la consistance.

 

Marie-Pierre Fiorentino

 

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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.

Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.

Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.

 

Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.

Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr