D'un pays sans amour, Gilles Rozier
D’un pays sans amour, 439 pages, 2011, 21,50 €
Ecrivain(s): Gilles Rozier Edition: GrassetA Rome, dans son palais, Sulamita, une très vieille dame, vit volontairement recluse dans quelques pièces, hors du temps. Elle règne sur une bibliothèque dont elle a patiemment collecté les pièces, des archives, des livres. Peut-être ce que Claudel aurait appelé des « documents démantibulés ». Elle est la mémoire de ce pays perdu, le Yiddishland d’où a rayonné entre deux guerres à Varsovie la plus haute poésie. Cette langue immémoriale, le yiddish, rejaillissant à travers les œuvres telle une source inspirée, et inspiratrice.
A Paris, un jeune orphelin Pierre, trouve chez un bouquiniste une revue illustrée par Chagall où figure un écrit d’un certain Uri-Zvi Grinberg. A la recherche de ses origines, désormais seul au monde avec un nom, celui de sa grand-mère polonaise, il entre en correspondance avec Sulamita, et ils se rencontrent dans ce qu’elle appelle son « palais de mémoire ».
Entre la vieille dame et le jeune homme s’ouvre une histoire d’amour et de correspondances : elle retrouve en lui Ezra, l’amour perdu de sa jeunesse, et lui Anna, sa grand-mère.
Nous suivons la trajectoire de trois des poètes principaux de ce centre spirituel, qui ont choisi de faire de ce dialecte ancestral leur langue vernaculaire : Peretz Markish, Melekh Rawicz et Uri-Zvi Grinberg. Trois poètes pour une langue destinée. S’égaillant sur tous les continents, rattrapés par le destin. Des recoupements, des croisements, des interférences, plus : une civilisation perdue, dans un acte de mémoire d’amour, retrouvée : « Cette langue est un océan, sa littérature une cité engloutie » déclare Sulamita (p.40). C’est aussi « une langue magnifique, loin de ce jargon que l’on disait désuet et destiné aux arrière-cuisines des maisons juives » (p.6).
Trois écrivains, trois poètes parmi d’autres, de provinces différentes, regroupés autour d’une langue etrejoints par elle, à Varsovie, la langue des communautés juives, des shtetls, la même parlée dans la Pologne d’alors, composée de la Bielorussie, de la Lithuanie et de l’Ukraine. C’est dans cette langue que la grand-mère de Peretz lui raconte d’horribles histoires de persécutions et de tortures que le jeune homme confrontera à la réalité. C’est dans cette langue que tout naturellement, les poètes s’exprimeront à leur tour, dont ils auront la révélation : « le lendemain, Zygmunt – qui ne s’appelle pas encore Melekh – se mit à écrire dans une langue qu’il n’avait jamais apprise (…). Elle faisait partie du paysage de ces confins de l’Europe (…) ».
Uri-Zvi finira par gagner la Palestine, et après avoir été tenté de partager l’idéal des kibboutzim, il entrera à la Knesset et sera enterré au cimetière du Mont des Oliviers, Melekh mourra à Montréal.
Peretz est celui des trois dont le destin est le plus étrange, aussi celui des trois dont le corps reste sans sépulture : il reçoit le prix Lénine. Il croit d’abord à sa mission, envoyé avec d’autres écrivains au Birobidjan, le territoire gracieusement donné par Staline à « ses Juifs », en Sibérie, à la frontière chinoise, faire la promotion du parti. A une semaine de Moscou, seul territoire où le yiddish est encore autorisé et qui a son journal : le Birobidjaner Stern, l’Etoile du Birobidjan, réduit de nos jours à deux pages en yiddish que ne lisent plus que les anciens.
Sulamita, reine de ce pays perdu, Zygmunt se choisissant le pseudonyme de Melekh (le roi), Uri-Zvi prenant à Jérusalem le nom de Tur-Malka (le mont royal)… est-ce trop, est-ce trop dire quand on se revendique non plus seulement ambassadeurs mais du vrai sang de ce royaume perdu ? « (…) : ce que l’humanité feint de découvrir sur l’anéantissement des Juifs par les nazis en rouvrant les fosses communes, les miens l’ont écrit il y a soixante ans. On dit que les témoins se sont tus mais c’est un mensonge. Disons à la rigueur qu’ils n’ont pas voulu témoigner dans la langue de l’Autre : le français, l’allemand, le polonais. Ils les avaient aimées et elles les avaient trahis » (p.141).
Sulamita a raison, l’impact de l’art est plus immédiat que celui de la littérature, la peinture parle dans toutes les langues à la fois. Les tableaux retrouvés dans le ghetto de Varsovie exposés au musée d’art de la Shoah, à Yad Vachem, en sont témoins, et Chagall à l’époque avait « de la chance », dira-t-elle, c’était déjà « un (…) nom de l’art moderne ».
Un pays sans amour ? Peut-être, la descendance de ces poètes ne porte plus le flambeau et à peine le nom du père, mais Sulamita – de shalom, qui veut dire paix – ne le transmet-elle pas à Pierre, et par son entremise, le passage de témoin ?
Pour aimer, il faut connaître, pour partager, comprendre. Qui ne parle pas yiddish a envie d’en savoir plus en rencontrant aussi dans ce livre l’émotion intense de quelques pages traduites… Traduites, c’est-à-dire passées d’une langue dans une autre. A suivre…
Anne Morin
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