Courants blancs, Philippe Jaffeux
Courants blancs, Ed. L’Atelier de l’agneau, 2014, 80 pages, 16 €
Ecrivain(s): Philippe Jaffeux
Une cathédrale de mots ! Pas au sens qu’en donnait Proust mais dans la construction monolithique de chaque page composée de vingt-six lignes, vingt-six aphorismes qui hésitent entre récit (imp/passé simple) – où l’imparfait a ce rendu « mélancolique » que lui reconnaissait Proust encore – réflexion et poésie. La quatrième de couverture signale : aucun de ces « courants » n’a été écrit ; ils ont tous été enregistrés avec un dictaphone numérique. Précaution essentielle tant on sent le souffle langagier d’une parole qui s’éprouve et se creuse dans le silence. L’incipit est prometteur : Il se noya dans un cercle lorsqu’il confondit l’eau avec une quinzième lettre solaire. On est averti, on a déjà un pied dans l’O, le rond de la spirale ou le tourbillon qui va nous aspirer. Ce premier aphorisme annonce ainsi au lecteur un avertissement à se perdre lui aussi dans la suite onirique que recèlent ces « courants » dont l’élément eau, associé à celui de l’air, avertit qu’on va nous aussi plonger profond.
Cette suite ou plutôt ces suites aphoristiques contiennent une réflexion sur l’acte d’écrire, sur son utilité, son inutilité plutôt ? car préférant le silence. L’alphabet trahissait sa voix tandis qu’il lisait pour traduire la fidélité de son silence (T3). Il croyait être un tigre en papier lorsqu’il s’habillait de blanc dans l’espoir d’effrayer sa page » (T3). Le silence minéral, le poids végétal des pages, les mots, ces groupes de lettres animées nous confrontent à la solitude de celui qui parle. Il dessinait le silence avec des lettres afin de voir sa voix (T1), métaphore du processus d’écriture qui se fait au creux de la parole, ou du silence. Une écriture presque autistique, mêlant au plus près la solitude et la souffrance, celle de tous ceux qui s’abstraient dans le langage, s’oublient dans la parole, à la vouloir couchée sur du papier, faite de silences et d’absolue négation de soi, écriture à la recherche d’un alphabet originel, celui qui serait débarrassé d’une parole trop bavarde. Dire beaucoup donc pour atteindre au silence. Il s’épuisait à écrire avec de l’encre rouge pour saigner le papier à blanc (T1). Il succomba à l’ivresse d’écrire après avoir refusé de boire de l’encre (T1). Le texte déploie toute une réflexion sur la nécessité de la parole pour libérer le carcan des maux, pour se libérer de ses mots. L’alphabet est une panacée qui cicatrise les blessures du papier avec le sang de l’encre (T8). La santé de l’alphabet se suffit à elle-même puisqu’elle joue avec tous les maux (T13). L’écriture porte ici le poids d’une souffrance, une peur d’être incompris, de ne pas trouver le langage juste, malgré les mots, d’où le recours à la lettre. La lettre en solitaire, comme seul l’être peut l’être, est plus assurée d’exister que serrée aux autres, ses semblables. Il réfute les sourires simiesques de ses contemporains, il préfère l’animal doué de pensées, bien plus sûrement et surtout quand la machine aura pris le dessus sur l’homme. Il parlait sans arrêt afin de ne plus mordre des hommes dangereux (T4).
Il faut revenir aux origines, à l’enfance sauvage, déserter cette terre à l’agonie, fuir dans un alphabet composé de silences musicaux, penser avec le cœur d’un animal chimérique pour être l’artisan de son instinct féroce (T26). Il s’attachait à sa folie afin de croire qu’il était plus proche de son chien que des hommes (T4). On est face à un homme immobile, observateur volubile et muet à la fois, plongé dans sa solitude numérique, parler était un miracle depuis qu’il se taisait pour douter d’une écriture évidente(T27). Il parlait seulement avec lui-même pour avoir le fol espoir de mettre en doute sa solitude (T22). Seule la solitude et le silence réconcilient l’humain avec lui-même, la coexistence de nos semblables ne semble pas être une réponse, de même que les lettres quand elles forment des mots ou quand les mots forment des phrases ensemble ne nous assurent pas une existence. Il écoutait sa souffrance avec des lettres car il savait que les maux avaient un homonyme (T10). Il parlait en serrant les poings pour combattre son envie d’être angoissé par une page blanche (T10). L’écriture se fait alors de plus en plus étouffante. Il questionnait ses proches avec des grognements pour répondre au salut amical des animaux (T11). Collaborer avec le silence pour dénoncer l’assistance d’une parole coupable peut se réduire à hurler. Il criait parce qu’il avait peur de parler et il écrivait car il avait le courage de crier(T12). Crier pour s’affranchir de la parole, partir à la recherche d’un alphabet fou, un alphabet épuisé de sa divinité, un alphabet sauvage et libre. Retrouver une parole préhistorique, redescendre au rang animal peut-être, n’émettre plus que des grognements ? étudier l’animalité de sa nature, parler pour être un autre et se taire dans l’espoir d’être enfin lui même (T16). Dans le morcellement de la pensée, cette suite d’une densité étourdissante, est une parole qui se retourne sans cesse, les mots se renvoyant un écho, parfois contradictoire. Parfois l’apaisement survient inopinément, une paix que l’on espérait retrouver dans le silence que ne nous offre pas la page, aucun blanc, des blocs de mots comme des rochers, mais que proposent certaines images d’une grande poésie : Sa page blanche flotta au vent dès qu’il se drapa dans le territoire d’une paix intérieure (T13). Image totale d’une libération du carcan des mots (maux) dans la paix de l’instant qui renvoie au silence toujours. Rares moments sans doute car la souffrance nous fait sans cesse rechercher les mots (maux) qui permettraient d’extraire l’épine. Dans cette multiplications des signes, l’électricité de l’alphabet l’apaisait si ses nerfs alimentaient la musique d’un silence préhistorique (T13).
Il faudrait chercher l’alphabet innommable, en épeler les lettres de chaque mot. On est aspiré dans la spirale sans fin de cette suite où aucun lyrisme jamais n’achoppe, non que le texte soit dénué de sensibilité ou d’émotivité mais on est étourdi par l’énoncé quasi comptable faisant l’effet d’une suite numérique alors même qu’elle porte la souffrance et le dire difficile. Ses pages innocentaient la noirceur de son écriture parce qu’elles demeuraient blanches (T43). Il versait des larmes d’encre s’il ouvrait ses yeux pour voir le désarroi d’une page blanche (T43). Parmi cette suite de 1820 phrases (70x26) dans l’aporie de la parole prolixe, on trouve beaucoup de poésie : une larme du ciel tomba dans son œil et une goutte cristallisa le sel de sa souffrance (T21). L’auteur se jette dans l’écriture, au milieu des « lettres écrasantes » comme pour se sauver du trop-plein des mots (maux) et seul le vide peut le sauver. Nous sommes des pages blanches (nos peaux sont blanches), nous sommes des pages vides… Le blanc c’est l’angoisse et la peur du vide, l’alphabet est le moteur des ordinateurs. Ces « courants blancs » onde électrique du langage traversée de silences, mécanique folle d’une pensée cherchant tour à tour à se dire et à se taire, celle d’un être piégé dans les rets du langage, alphabet vibrant qui ne demande qu’à vivre. Il retrouvait son équilibre silencieux dès que sa parole était en proie à un vertige mental (T27). Il se perdait avec grâce dans la parole des autres en vue de découvrir l’originalité de son silence (T28). En recherche d’une mystique du ciel, perdu dans l’air des maux (mots) ce texte est une prière qui monte dans le brouhaha de la page, en s’élevant elle s’éteint et atteint au silence tant recherché. Il levait les yeux pour parler au ciel au lieu de baisser son regard pour écrire en silence(T29). Dieu croit en sa propre ignorance depuis que nous savons que nous sommes des animaux (T29).L’alphabet était responsable de son élévation mystique car les nombres le rendaient fou (T26).L’alphabet était la seule mystique capable de conceptualiser chaque religion (T3). Le lecteur, pris de vertiges, est tour à tour aspiré dans le vide galactique, projeté dans un espace insondable, il flotte au milieu des mots (maux de l’auteur). Il dansait au lieu de marcher depuis qu’il avait fait un premier pas sur le corps de l’air (T29). Il existait sur une planète imaginaire dans l’espoir de devenir un personnage de science-fiction (T9).
C’est une parole qui enferme et qui étouffe presque quand on la lit horizontalement. Il m’est venue l’idée, de la relire verticalement, comme elle a été proférée et en ne lisant au hasard que quelques débuts. En n’allant pas au bout de la longueur des phrases à la syntaxe invariablement composée d’une principale et une subordonnée, qui lui donne cette densité pesante, j’ai lu toute la poésie condensée dans ce livre. Ainsi donc au hasard :
T41 :
…
Sa page blanche tomba…
Il se détachait de l’écriture…
La nuit se projetait sur ses pages…
Un vide blanc se dissout…
Sa phrase s’effondra sur elle-même…
L’humanité de l’alphabet nourrissait…
La beauté de l’œuvre…
Seul le blanc était une couleur…
…
ou encore, toujours au hasard :
T17 :
il écrivait…
Il n’attendait plus rien…
L’air définissait une limite…
Il conserva son inspiration…
La grâce l’enferma…
Il retrouvait sa santé…
Il écrivait avec de l’encre blanche…
…
T34 :
…
Le hasart (1) devient enfin un art…
La parole est d’autant plus magique qu’…
Il plaisante avec la logique de la maladie…
un hasard destructeur…
[il]nourrissait un désespoir imaginaire…
Sa voix joua…
Il cacha sa réalité…
Les mots sont certains…
Le papier était trop souple…
Il parlait…
…
A la recherche d’un alphabet fictif donc… pardon à l’auteur pour cette fantaisie, mais Philippe Jaffeux offre cette immense liberté au lecteur de le lire dans tous les sens. L’écriture de Philippe Jaffeux, c’est une ambiance hallucinée, onirique, jetée dans l’espace (comme cette parole jetée dans l’air qu’il a libérée ici avant qu’elle ne soit fixée sur la page). Elle demande patience et concentration. Dès lors qu’on y atteint on est aspiré. Encore faut-il s’y prêter ? Il n’est certes pas donné à tous d’y entrer sans souffrance. Confronté à une solitude infinie, une souffrance indéchiffrable, le lecteur comprend lui aussi le vide de la page blanche s’il a coutume de s’essayer à écrire et d’en avoir ce besoin sinon le désir. Il se souvient lui aussi quand parfois les mots ne suffisent plus pour exprimer son absence. L’invention du feu prouve que l’enfer existe ailleurs que sous la terre nous dit en substance P. Jaffeux et cette seule réflexion résume tout. Descendre aux racines du langage dans son questionnement philosophique et sans fin sur sa réalité, l’importance qu’on lui donne, son utilité, la déception parfois à noircir des pages qui n’intéresseront peut-être personne. Alors que l’encre nous trompe parce que les pages sont vraies seulement si elles sont vides.
Nous sommes inférieurs à nos paroles parce que notre silence se situe au-dessus de l’écriture (T51). Les mots ne pouvaient plus être prononcés depuis qu’il se taisait afin d’écrire le silence (T51). La tension entre le silence et la parole est partout car elle renforce l’ubiquité d’un air élastique (T57).
Dans cette réflexion qui revient inlassablement, on s’approche des poètes du vide (François Cheng), du silence (Blanchot, Des Forêts, ou Jabès), de l’impossible parole ou de la nécessité de se taire. Tout ici dit la difficulté d’écrire alors que la page se noircit à l’excès. A la difficulté d’écrire s’adjoint alors la difficulté de lire. Mais là où on verrait un non-sens, tout fait sens, dans un retournement incessant, une spirale infinie du langage qui m’a rappelé le spiralisme (2) de Frankétienne, qui en est pourtant très éloigné et beaucoup plus lyrique dans sa recherche d’une langue inventive magnifiée quand P. Jaffeux pour sa part est en quête d’une langue originelle.
Marie-josée Desvignes
(1) Le mot hasard, orthographié volontairement « hasart » par Philippe Jaffeux très souvent dans ses textes, renvoie à faire entrer du jeu, de l'invention, dans l'art… Le hasart prend la place du temps s'il joue avec une lettre qui gagne les faveurs du jeu (T36).
(2) « Dans le domaine de la création littéraire et artistique, la spirale apparaît comme l'esthétique du chaos, du métissage, de la complexité et de la diversité dans l'unité. L'œuvre cesse d'être linéaire pour devenir une combinaison de structures en perpétuel mouvement interactif. C'est la dynamique de l'imprévisible, de l'inattendu, de l'opacité, de l'incertitude et du hasard obscurément labyrinthique et mystérieux, avec une pluridimensionnalité époustouflante où s'amalgament le réel, le social, l'imaginaire, le fictif, l'historique, le poétique, le théâtral, le mystique, l'aléatoire et le fantasmagorique, le tout imbriqué, enchevêtré, entrelacé dans une texture chaotique babélienne infinie. Toute la vie, axée sur la mise en forme de l'énergie, est chaotique. Seule la mort ne l'est pas. Car la mort est plate, atone, monotone et figée dans le non-être ».
Frankétienne : http://www.potomitan.info/colloques/fignole.php
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