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Commémoration du centenaire de l’armistice du 11 Novembre 1918 Russes et marocains au secours des français (par Mustapha Saha)

Ecrit par Mustapha Saha le 07.12.18 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Commémoration du centenaire de l’armistice du 11 Novembre 1918 Russes et marocains au secours des français (par Mustapha Saha)

 

A l’occasion de la commémoration du centenaire de l’armistice du 11 Novembre 1918à Paris, Vladimir Poutine, en escapade de la messe officielle, a déposé une gerbe, sous pluie battante, sur le monument en hommage au corps expéditionnaire russe de quarante mille hommes, engagés aux côtés des français pendant la Première Guerre mondiale. Noires limousines et rouges églantines sur statue de bronze. Contrairement à la grande kermesse de l’Arc de Triomphe, la cérémonie sur berges de Seine se déroule dans une étonnante intimité. Le secteur est largement isolé et sécurisé. Ne se profilent sous les arbres qu’uniformes sombres et gendarmes en surnombre. La discrétion des autorités françaises n’est pas anodine. Cette histoire singulière concerne des soldats inclassables, irrécupérables, qui se distinguent autant par leur bravoure sur les champs de bataille que par leur refus des horreurs de la mitraille (Héros et mutins Les soldats russes sur le front français 1916-1918, Eric Deroo, Gérard Gorokhoff,  Gallimard, 2010). (La Révolte des soldats russes en France, Rémi Adam, éditions Les Bons caractères, 2007).

La Révolution de 1917 provoque une mutinerie de neuf mille soldats russes, qui proclament une république soviétique dans leur camp de La Courtine dans la Creuse. Des tracts révèlent que ces soldats ont été échangés, comme des marchandises, contre d’importantes livraisons d’armes et de munitions au tsar Nicolas II. La colère gronde plus fort que les canons. Au-delà des musiques et des danses traditionnelles, de l’ours Michka promu mascotte et porte-bonheur, les idées révolutionnaires trouvent leur bon terreau dans le bourbier militaire. Il suffit de lire Le journal de Stéphane Ivanovitch Gavrilrenko, Un soldat russe en France 1916-1917 (éditions Privat, 2014), qui décrit les tranchées de l’enfer dans un style ironique et mélancolique.

Après la guerre, il n’est que l’ours Michka qui prolonge tranquillement son existence au Jardin d’Acclimatation de Paris avec la bienveillance de sa marraine, l’actrice et chanteuse Mistinguett.

Léon Trotski relate cette révolte : « Pendant ce temps, bien loin au-delà des frontières du pays, sur le territoire français, l’on procéda, à l’échelle d’un laboratoire, à une tentative de résurrection des troupes russes, en dehors de la portée des bolcheviks ». « Les soldats ne se trompaient pas. A l’égard des patrons alliés, ils ne nourrissaient pas la moindre sympathie, et à l’égard de leurs officiers, pas la moindre confiance ». « La première brigade était sortie de la subordination. Elle ne voulait combattre ni pour l’Alsace ni pour la Lorraine. Elle ne voulait pas mourir pour la belle France. Elle voulait essayer de vivre dans la Russie neuve ». « Au milieu de bourgades bourgeoises, dans un immense camp, commencèrent à vivre en des conditions tout à fait particulières, insolites, environ dix mille soldats russes mutinés et armés, n’ayant pas auprès d’eux d’officiers et n’acceptant pas, résolument, de se soumettre à quiconque ». La deuxième brigade russe est engagée contre la première.Une canonnade méthodique est ouverte jusqu’à reddition totale. « C’est ainsi que les autorités militaires de la France mettaient en scène sur leur territoire une guerre civile entre Russes, après l’avoir précautionneusement entourée d’une barrière de baïonnettes. C’était une répétition générale. Par la suite, la France gouvernante organisa la guerre civile sur le territoire de la Russie elle-même en l’encerclant avec les fils barbelés du blocus ». « A la fin des fins, les mutins furent écrasés. Le nombre des victimes est resté inconnu. L’ordre, en tout cas, fut rétabli. Mais quelques semaines après, déjà, la deuxième brigade, qui avait tiré sur la première, se trouva prise de la même maladie… Les soldats russes avaient apporté une terrible contagion à travers les mers, dans leurs musettes de toile, dans les plis de leurs capotes et dans le secret de leurs âmes. Par-là est remarquable ce dramatique épisode de La Courtine, qui représente en quelque sorte une expérience idéale, consciemment réalisée, presque sous la cloche d’une machine pneumatique, pour l’étude des processus intérieurs préparés dans l’armée russe par tout le passé du pays »  (Histoire de la révolution russe, Léon Trotski, éditions du Seuil, 1967).

Les leaders de la subversion sont emprisonnés à l’île d’Aix. Dix mille russes sont déportés en Algérie, dispersés entre mer et désert, reconvertis en travailleurs forcés au service des colons. Ces soldats démobilisés, venus d’un pays communiste non reconnu, n’ont aucun statut légal. Ils sont soupçonnés d’être des révolutionnaires professionnels, missionnés pour inoculer le virus de l’agitation aux populations algériennes. L’autorité militaire les contrôle et décide de leur sort à sa guise. La censure frappe leur correspondance. Qu’ils travaillent dans les fermes, dans les mines de plomb de Chabet-Kohol ou sur les chantiers de chemin de fer, ils disposent formellement de contrats de trois mois reconductibles pour un franc de salaire. Ils remplacent avantageusement les indigènes morts à la guerre. En 1920, un accord secret entre français et soviétiques permet aux russes, qui le désirent, de regagner leur terre natale. Personne ne sait ce que sont devenus leurs compatriotes fondus dans la nature. Demeure l’étrangeté de certains noms à consonnance slave en terre maghrébine.

Bientôt, l’ancienne flotte impériale et d’autres bateaux de réfugiés, en provenance de Constantinople, débarquent une véritable diaspora russe, désormais apatride, à Bizerte et sur les côtes maghrébines. Des aristocrates, des écrivains, des artistes, des ingénieurs s’installent dans les prairies marocaines. Le fils de Léon Tolstoï s’établit à Rabat. D’autres immigrés, humiliés dans la capitale parisienne, retrouvent leur utilité sociale et leur considération morale de l’autre côté de la Méditerranée. Leur appartenance européenne leur assure les privilèges coloniaux. Dans les environs de Kenitra, de Rabat, de Marrakech, ils fondent des villages de style russe, des plantations d’oliviers et d’orangers. Leur expertise et leur gestion sont particulièrement recherchés dans le secteur agricole. Les techniciens russes investissent fructueusement leurs compétences dans les grands travaux publics. La cathédrale Notre Dame de l’Assomption de Casablanca et l’église orthodoxe de la Résurrection du christ de Rabat appartiennent au patrimoine architectural. Leur littérature, leur théâtre, leur musique rayonnent au-delà du cercle communautaire. Les bals russes, organisés dans les jardins du palais royal de Rabat, connaissent une grande vogue. Pendant la lutte pour l’indépendance, la propagande française pousse les occidentaux vers de nouveaux exils, en Europe et aux Amériques. Les russes quittent dans le même mouvement leur patrie d’adoption, laissant derrière eux leurs legs culturels et perpétuant dans le monde leur héritage marocain.

Pendant la Première Guerre mondiale, deux ans à peine après le protectorat, quelques centaines de militaires russes sont intégrés dans la division marocaine, qui comprend pêle-mêle une moitié d’européens, des légionnaires, des marsouins, des zouaves, et une moitié de tirailleurs marocains, algériens, tunisiens, sénégalais, malgaches. Le résident général Hubert Lyautey se retrouve devant un dilemme, fournir des troupes à la métropole et garder une armée coloniale pour soumettre, pacifier dans le langage du colonisateur, les régions rebelles. Il envoie cinquante mille hommes au front et garde trente-cinq mille hommes qu’il met en scène dans une stratégie baptisée coquille d’œuf, une opération spectaculaire d’intoxication où la soldatesque se montre avec ostentation dans les zones sensibles, les défilés et les revues militaires. Guerre psychologique pour impressionner les marocains et décourager leurs velléités de résistance. Les français s’accrochent aux villes conquises, romancent leurs victoires et minimisent leurs défaites. Les soulèvements tribaux leur infligent malgré tout de grands revers. En novembre 1914, ils tombent à El Herri dans le piège de Mouha Ou Hammou, chef de la tribu Zayane, et perdent en une seule journée 623 militaires.

Un premier contingent de 4500 combattants marocains est engagé dans les opérations dès août 1914. Un millier de spahis sont également présents en France avant de rejoindre, en 1917, l’armée d’Orient, et de se battre dans les rudes montagnes de la Grèce du Nord. Le Maroc entre officiellement en guerre aux côtés de la France en janvier 1915 avec au total 40.000 soldats. La condescendance coloniale se souligne dans l’intitulé du détachement : « régiment de marche de chasseurs indigènes à pied », qui devient par la suite « régiment de marche de tirailleurs marocains ». Les marocains rechignent à voler au secours d’un pays qui les écrase et foule aux pieds leur dignité. Le recrutement autoritaire est de rigueur faute de volontaires, par l’intermédiaire du Maghzen, des caïds et des chefs de tribus ralliés aux français. Les jeunes réfractaires se réfugient dans les montagnes inaccessibles et les régions insoumises.

Les fantassins marocains démontrent leur courage et leur habilité manœuvrière dès la bataille de la Marne, participent, en première ligne, aux grandes offensives de l’Artois, de la Somme et de Verdun. Ils constituent les troupes de choc dans les attaques-surprises. Ils se faufilent en silence jusqu’au cœur des dispositifs adverses, neutralisent sans coup férir guetteurs et sentinelles, rapportent de leurs expéditions nocturnes des armes et des informations précieuses. Leur perspicacité, leur endurance, leur adaptation à tous les terrains les désignent pour accomplir les audacieux coups de main. Sur Le Chemin des Dames, ils percent les lignes allemandes avant de recevoir l’ordre de se replier parce que trop avancés. Les sacrifices sont lourds. Onze mille hommes, un quart de l’effectif, sont tués, blessés ou portés disparus. L’argile champenoise couve à jamais leur mémoire anonyme et nommée. Le journal Le Miroir du 20 septembre 1914 titre en première page : « Nos braves tirailleurs marocains, dont les charges à la baïonnette sèment la panique chez l’ennemi, combattent en héros dignes de l’antiquité ». Renvoi insidieux à l’époque multiséculaire où le Maghreb était partiellement une colonie romaine. La domination occidentale depuis la Renaissance se légitime toujours par sa double filiation gréco-romaine et judéo-chrétienne en occultant la part civilisationnelle des autres cultures. Les faits d’armes des combattants marocains ne sont aujourd’hui, de la même manière, évoqués dans nul article, dans nul discours (Ana ! Frères d’armes marocains dans les deux guerres mondiales, Jean-Pierre Riera, Christophe Tournon, éditions Senso Unico, 2014).

 

Mustapha Saha

 


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Depuis son enfance, Mustapha Saha explore les plausibilités miraculeuses de la culture, furète les subtilités nébuleuses de l’écriture, piste les fulgurances imprévisibles de la peinture. Il investit sa rationalité dans la recherche pluridisciplinaire, tout en ouvrant grandes les vannes de l’imaginaire aux fugacités visionnaires. Son travail philosophique, poétique, artistique, reflète les paradoxalités complétives de son appétence créative. Il est le cofondateur du Mouvement du 23 mars à la Faculté de Nanterre et figure historique de mai 68 (voir Bruno Barbey, 68, éditions Creaphis). Il réalise, sous la direction d’Henri Lefebvre, ses thèses de sociologie urbaine (Psychopathologie sociale en milieu urbain désintégré) et de psychopathologie sociale (Psychopathologie sociale des populations déracinées), fonde la discipline Psychopathologie urbaine, et accomplit des études parallèles en beaux-arts. Il produit, en appliquant la méthodologie recherche-action, les premières études sur les grands ensembles. Il est l’ami, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, de grands intellectuels et artistes, français et italiens. Il accompagne régulièrement Jean-Paul Sartre dans ses retraites romaines et collabore avec Jean Lacouture aux éditions du Seuil. Il explore l’histoire du « cinéma africain à l’époque coloniale » auprès de Jean-Rouch au Musée de l’Homme et publie, par ailleurs, sur les conseils de Jacques Berque, Structures tribales et formation de l’État à l’époque médiévale, aux éditions Anthropos.

Artiste-peintre et poète, Mustapha Saha mène actuellement une recherche sur les mutations civilisationnelles induites par la Révolution numérique (Manifeste culturel des temps numériques), sur la société transversale et sur la démocratie interactive. Il travaille à l’élaboration d’une nouvelle pensée et de nouveaux concepts en phase avec la complexification et la diversification du monde en devenir.