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Combat et création, Zbigniew Herbert et le cercle de la revue Kultura (1958-1998)

Ecrit par Gilles Banderier 01.03.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Pays de l'Est

Combat et création, Lettres choisies, présentées et trad. polonais Brigitte Gautier, Éditions Noir sur Blanc, octobre 2017, 158 pages, 19 €

Ecrivain(s): Zbigniew Herbert

Combat et création, Zbigniew Herbert et le cercle de la revue Kultura (1958-1998)

 

On connaît la formule assassine d’Alfred Jarry présentant son Ubu roi et affirmant que la pièce se déroule en Pologne, « c’est-à-dire nulle part ». N’en déplaise à l’illustre soûlographe, la Pologne se trouve bien quelque part, en Pologne bien sûr, mais également ailleurs… grâce à un phénomène marqué d’émigration. Plusieurs écrivains polonais du XXe siècle, et non des moindres (Joseph Conrad, Witold Gombrowicz, Czesław Miłosz), passèrent une bonne part de leur existence hors de Pologne et, parfois même, hors d’Europe. Cette diaspora intellectuelle disposait de ses propres réseaux éditoriaux (distincts de ceux actifs en Pologne, sous le joug communiste) et de ses propres revues, parmi lesquelles Wiadomości (Les Nouvelles, éditée à Londres) et Kultura, publiée en France de 1947 à 2000 (année où mourut son rédacteur en chef, Jerzy Giedroyc).

Kultura avait beau se présenter comme une revue littéraire, aux yeux d’un régime totalitaire en général et communiste en particulier, tout est politique et, de façon potentielle, subversif. Le simple fait de vouloir faire entrer en Pologne des ouvrages interdits était passible de prison. La police utilisait les méthodes éprouvées des régimes dictatoriaux, comme le fait de glisser une petite quantité de drogue dans les bagages d’un écrivain avant de les fouiller et de découvrir, tout à fait par hasard, cela va de soi, les produits stupéfiants (ce qui arriva au poète Ryszard Krynicki – voir la lettre de Zbigniew Herbert, p.104).

Dans Combat et création, Brigitte Gautier, qui avait déjà traduit les trois volumes d’Œuvres poétiques complètes de Herbert (éditions Le Bruit du Temps) donne un choix de lettres relatives à l’activité de Kultura. On y rencontre Zbigniew Herbert, mais également Konstanty Jeleński (auteur d’une belle Anthologie de la poésie polonaise, Le Seuil, 1965, et réédition à L’Âge d’homme, qui fut longtemps, pour un Français curieux, le seul moyen de connaître certains grands noms) et Gustaw Herling-Grudziński (connu par son récit du goulag, Un monde à part). Personne n’oserait prétendre que la Pologne communiste fut un pays libre, mais elle n’était pas ce qui se faisait de pire dans le blog soviétique, et les écrivains pouvaient, non sans restrictions, circuler de part et d’autre du Rideau de fer. Le don naturel des Slaves pour les langues étrangères faisait merveille et nous voyons nos écrivains s’installer ou voyager en France, en Allemagne ou aux États-Unis. Les lettres publiées courent sur quatre décennies. Nous y percevons les déchirements de l’histoire politique et intellectuelle de l’Europe, ainsi lorsque Herbert décline l’offre, pourtant avantageuse, qui lui est faite de traduire en polonais les poèmes du Docteur Jivago (« ce n’est pas moi qui ai inventé l’interprétation politique de la littérature », lettre à Jerzy Giedroyc, Londres, 3 février 1959, p.32), ou lorsque des amis de Herbert tentent de faire connaître la vérité sur le massacre de Katyń (p.53) ; nous sentons le sol trembler, pas seulement lorsque se produit un séisme à Los Angeles, où réside Zbigniew Herbert (voir sa lettre du 13 avril 1971, à Gustav Herling-Grudziński, p.93), mais lorsque Jean Paul II est élu pape ou que naît le syndicat Solidarité. En 1976, Zbigniew Herbert s’était montré bon prophète : « […] quant à l’idée de réformer le communisme, elle ne parle absolument pas à mon imagination et est contredite par mon expérience. Un cancer doit être extirpé et la solution qui consiste à le poudrer me semble stupide » (p.111). À propos du phénomène totalitaire, Simon Leys évoquait « cette acuité caractéristique des intellectuels polonais, cruellement bien payés pour savoir de quoi ils parlent », coincés qu’ils furent entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique (« Le génocide cambodgien », Le Studio de l’inutilité, Flammarion coll. Champs Essais, 2014, p.223). Nous retrouvons cette clarté de vision dans le recueil élaboré par Brigitte Gautier, ainsi que les noms de personnalités importantes, qu’elles soient polonaises, comme Roman Polański (un autre exilé, p.84), Gombrowicz, Miłosz, ou françaises, tels Raymond Aron (p.68) et même Proust, longuement évoqué dans une lettre à Herbert (p.127). C’est une page d’histoire littéraire méconnue et remarquable qui nous est révélée et qui montre que, contrairement à tant d’exemples français (on pense en premier lieu à Jean-Paul Sartre), la lucidité, le courage et la dignité ne sont pas inaccessibles aux écrivains.

 

Gilles Banderier

 


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A propos de l'écrivain

Zbigniew Herbert

 

Zbigniew Herbert, né le 29 octobre 1924 à Lwów et mort le 28 juillet 1998 à Varsovie, est un poète et dramaturge polonais.

 

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).