Claude Simon La corde raide (avec Le Tricheur) (par Gilles Cervera)
Claude Simon La corde raide (avec Le Tricheur) éd de minuit. 451 pp 23€
Claude Simon, deuxième roman
On ne sait jamais de quoi on parle avant d’en parler.
Claude Simon l’écrit plutôt à la fin de son second roman La corde raide. Il reparaît comme une archive, mieux qu’une archive, un peu inerte ou poussiéreuse, ici décapante et tonique.
Édité en 1947, La corde raide est à part entière une œuvre et la matrice de celles à venir. Le journal de guerre s’y écrit, brutal et à tenir pour vrai car si chaud de l’expérience. Sans décor, Sans fioritures ni une quelconque afféterie : brut comme un colonel à cheval fauché par un sniper embusqué ou deux cyclistes filant à l’aller, étendus sur le côté au retour : Sur la droite, au revers du talus, il y avait deux soldats en combinaisons bleues, étendus, leurs vélos auprès d’eux. Ils n’étaient pas là lorsque nous étions passés quelques minutes auparavant. Un regardait fixement. Les morts avaient toujours cet air idiot et surpris, la bouche ouverte.
L’écrivain le devient alors que le sang est à peine desséché, les bouches mal refermées, le vacarme du silence tellement lourd.
La route des Flandres est déjà là, comme cryptée.
Tout est déjà là.
À l’os, comme à la corde, et celle-ci est donc raide.
Le glissando stylistique s’installe à l’instar du Tricheur. Sur un fond de voyage conscriptif, dans une sorte de synopsis cinématographique entre plans larges et très serrés, les dialogues sont des pures épures, l’auteur passe d’une scène l’autre, souvent d’un dialogue l’autre sans coup férir, ni transitionnalité : il invente le fondu enchaîné romanesque. Les temps percutés deviennent une temporalité sans discontinuité, imaginaire, puissamment évocatrice.
Grande leçon d’ironie !
Humour total et réalisme itou.
Conférence des Beaux-Arts mais à l’envers : un bavard c’est un type qui parle de tout ce qui peut s’exprimer au moyen de mots, et un tableau, c’est un type qui parle de ce qui ne peut rentrer en l’homme que par les yeux. On a pensé un moment au somptueux et très abstrait Bavard de Louis-René des Forêts, mais ici, non point, on ne rit qu’avec Dufy ou Delacroix dont l’oubli de la crème à peindre des anciens, sa recette perdue, ouvre au bonheur libertaire des modernes !
Essai de controverse artistique entre un monsieur qui dit ah vous êtes peintre, j’aime beaucoup les tableaux, quel genre de peinture faîtes-vous et Poussin, Picasso, Matisse (sénile !). Incroyable percussion qui ressemble à la pensée en train de se vivre, à ses en-même-temps. Aux mille-feuilles des songes où se percutent et se répercutent les échos et l’écho des échos, là où s’interpénètrent les niveaux d’écoute et ceux de conscience.
Grande leçon d’art plastique et balade avec Cézanne !
C’était un type maussade et rébarbatif, coiffé d’un melon verdâtre, ce genre de coiffure et de vêtement de dessus qui pendent aux patères des couloirs dans l’entrée obscure des pensées bourgeoises, cossues, mais sans luxe ostentatoire, entre un cache-pot drapé sur un guéridon grêle et le cylindre à cannes et à parapluies où sont peints des papillons et des fleurs sur un fond aquatique.
Fin de citation !
Fin de phrase.
Si l’on a osé dire claudesimonien le dernier roman luxuriant de Laurent Mauvignier, nous avions nos raisons ! Les deux s’amusent ! Les écritures jubilent et le lecteur aussi. Il y a par moment des fous rires à perdre entre des paragraphes désopilants et d’autres, secs, sombres, morbides, d’où tout part et où tout revient.
« À la fin, bougonna Cézanne, on commence à nous faire suer avec l’art pour l’art »
Cheminons entre Claude Simon et l’aixois de la Sainte-Victoire, notamment dans une scène irrésistible où un père veut protéger d’une vitrine du galeriste Vollard son enfant face au tableau de Paul, qu’il qualifiait d’immoral, d’un univers pour la première fois démuni de poteaux indicateurs alors que toutes les piétas à poil ou les saintetés sanguinolentes avaient été honorées par le père agenouillé, voire ensoutané, et sa jeune fille affolée !
Tout le romanesque du futur Nobel est ici : Je n’explique pas, je constate, et je me borne à raconter ce que j’ai vu.
Ce qui est vrai. Qui annonce Nathalie Sarraute ou Robert Pinget.
Croyons-le tout pareil lorsqu’il écoute une femme qui rit quelque part, une musique, écoutant l’arbre palpiter et s’ouvrir, pousser ses ramures à travers moi, m’emplissant les mains de mes feuilles, m’emplissant de sa voix chuchoteuse, les voix de ceux qui n’ont pas encore vécu, celles de ceux qui ont fini de vivre, les mêmes voix…
Quasi fantastique, carrément réaliste, dûment historiciste, un peu volubile, décidément drôlissime ! Est-ce que tout ça est compatible ? Claude Simon le rend seulement possible.
Il écrit tous les étages en même temps. Il est la maison de Pérec dont tout s’ouvre et se découvre logiquement. Une construction ni verticale, ni oblique, ni horizontale dans cette seule géométrie qu’il invente, post-euclidienne. Une écriture au-dessus de l’écriture.
Claude Simon, œuvre à lire.
Gilles Cervera
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