Holmes, Freud ... (par Léon-Marc Levy)
Littérature, psychanalyse, détectives et autres babioles ...
« Quel est l'art, quelle est la méthode, quelle est la pratique qui nous conduisent où il faut aller ? » Plotin, De la dialectique, Ennéade I, livre 3.
La fiction, sous toutes ses formes, filmique, romanesque, a souvent rapproché les figures de Sigmund Freud et de Sherlock Holmes. Je ne vais pas lister, ce serait bien long. Cependant je dois citer, pour le plaisir, le livre « Sherlock Holmes et le cas du Dr Freud » de Michael Shepherd (1984) et surtout le film jubilatoire de Herbert Ross « Sherlock Holmes attaque l'Orient-Express » (1976) dans lequel, notre bon Docteur Freud, encore très jeune, entreprend de guérir le célèbre détective londonien de sa fâcheuse addiction à la cocaïne.
La rencontre était inévitable. Les deux « hommes », le réel et le héros de fiction, font le même métier. Détective. Mot d'origine anglaise, to detect, découvrir, c'est-à-dire rendre visible ce qui pour des raisons diverses ne l'est pas au départ.
Une convergence remarquable unit, de surcroît, les procédés de Holmes et ceux de Freud, lequel s'était ouvert à l'un de ses patients, « l'homme aux loups », de son intérêt pour les aventures du célèbre détective. Dans toutes les analyses de cas, pour l'homme de la Berggasse comme pour le héros de Baker Street, des traces, souvent infinitésimales, permettent d'appréhender une réalité plus profonde, qu'il serait impossible de saisir par d'autres moyens. Des traces : plus précisément des symptômes ou des rêves (dans le cas de Freud), des indices (dans celui de Sherlock Holmes). Un souvenir caché. Un cheveu roux … Une analogie qui ne doit rien au hasard : elle marque, vers la fin du XIXe siècle, l'émergence, sur fond de sémiotique médicale (Freud et Conan-Doyle étaient docteurs en médecine), de l'indice dans le domaine des sciences humaines.
En 1926, Sigmund Freud accepte, après longue hésitation, de prendre en analyse la princesse Marie Bonaparte, arrière-petite-nièce de notre Napoléon. Ce n'est pas une mince affaire. Hantée par la frigidité, la dame déborde de symptômes. Lors de l'une des premières séances avec le père de l'inconscient, Marie raconte un rêve dans lequel elle est dans un petit lit bas et elle voit dans un lit plus haut à côté des joutes amoureuses d'un couple d'adultes. Freud n'hésite pas un instant et lui déclare qu'elle a été témoin enfant, non pas de la « scène primitive » (nocturne, perçue généralement par les bruits quand l'enfant dort dans la chambre des parents) mais d'une vraie scène de coït, en plein jour, devant elle ! Marie, sûre d'elle, affirme farouchement son opposition à cette interprétation du rêve. Il est impossible que cela soit arrivé. Cependant, troublée par la certitude inébranlable de Freud, Marie a l'idée de se mettre à la recherche du seul témoin familier encore vivant de son enfance. Il s'agit de l'ancien piqueur de chevaux de sa demeure, un certain Pascal. Elle le retrouve. Il a 82 ans et toute sa tête. En payant ce qu'il faut, la princesse fait parler le vieil homme. Mieux elle le fait écrire : il était l ‘amant de la première nourrice de Marie et plusieurs fois, en plein jour, devant le berceau de l'enfant, il a pratiqué divers actes sexuels, coït, fellations, cunnilingus. (1)
Freud est un magicien. Evidemment non. C'est un détective : d'un indice il fait une hypothèse par déduction et l'enquête confirme. Enfin, la plupart du temps … Les archives policières pullulent de cas non résolus. Quant aux archives des psys, n’en parlons pas !..
Les convergences de la quête psychanalytique et de l'enquête « policière » ne s'incarnent pas seulement à travers les deux personnages de Holmes et Freud. Une autre formidable rencontre émaille cette histoire parallèle : Dupin et Lacan. Vous savez qui est Dupin ? Auguste Dupin, le héros détective des « Histoires Extraordinaires » d'Edgar Allan Poe, que nous connaissons si bien en France grâce à la splendide traduction de Charles Baudelaire. C'est lui qui résout l'énigme du « Double assassinat dans la rue Morgue » (The Murders in the Rue Morgue, 1841), où le meurtrier est un...orang-outang. C'est lui surtout qui trouve la clé de l'énigme de « La Lettre volée » (The Purloined Letter, 1844). Jacques Lacan, plus de cent ans plus tard (1955) consacre un séminaire entier à ce conte : il y expose clairement son ambition de mettre en évidence l'automatisme de répétition dans l'insistance de la chaîne signifiante, caractérisée par l'ordre symbolique, et dont l'ambition toujours renouvelée est d'atteindre, par des déplacements du signifiant, la lettre oubliée, cachée, qui manque sans cesse à sa place dans le symbolique, et dont l'inconscient garde la trace, dans le réel, sans qu'aucun savoir puisse l'en déloger. L'indice, le symptôme.
L'importance de l'indice, héritée directement de la démarche scientifique et en particulier de la science médicale, va faire fortune dès la première moitié de XXème siècle. En criminologie et en psychanalyse, on l'a vu, mais aussi dans toutes les disciplines du signe, quelle qu'en soit la nature. En particulier, la linguistique à laquelle le Suisse Ferdinand de Saussure va donner essor. Saussure est dans l'élan de Freud, c'est un lecteur de Conan-Doyle, et, pour finir, il sera l'une des références fondamentales de tous les travaux de Jacques Lacan sur l'inconscient.
La boucle est ainsi bouclée. La science du signe, les sciences du signe, vont s'enchaîner ainsi, de 1850 à nos jours, fascinées toujours par la recherche du sens du « signe faible », du « petit quelque chose » qui cloche dans un système, de la « petite différence » qui va révéler l'essence. Pasteur, derrière son microscope, était « détective », Freud, derrière son divan, Holmes, derrière sa célèbre loupe, Saussure, Lévi-Strauss, Lacan, René Thom. Ce dernier, célèbre scientifique auteur de « la théorie des catastrophes » a porté à son apogée la « lecture indiciaire » : c'est là où la machine coince, là où se trouve le « grain de sable », que se trouve le paradigme de la machine, la clé de l'énigme.
Cherchez le symptôme. Cherchez l'indice. Elémentaire, mon cher Sigmund...
Et on peut lire et relire Sir Arthur Conan-Doyle, Edgar Allan Poe, Sigmund Freud et Jacques Lacan ...
Léon-Marc Levy
(1) : Voir « Histoire de la psychanalyse en France ». Elisabeth Roudinesco (2 tomes. Fayard)
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