Cavalier noir, Philippe Bordas (par Delphine Crahay)
Cavalier noir, Philippe Bordas, Gallimard, février 2021, 336 pages, 21 €
Cavalier noir est l’histoire d’une retraite, d’une fuite, d’un exil. Muni de sa sempiterne monture à deux cycles, démuni de ses avoirs, le narrateur quitte Paris et, surtout, le cénacle du Petit-Thouars, conventicule de gandins faisandés dans des poses et des fantasmes sadisant, bellmerisant, bataillisant… jusqu’au grotesque, pour Heidelberg et les vallées boisées du Neckar. Il y rejoint Mylena, une jeune femme solitaire, inactuelle et étrangère, qui ne cesse « de prévoir le pire, les infirmités, la noirceur, la mort » et de s’y confronter, de l’Inde au Burkina Faso.
C’est l’histoire d’un amour qui semble lui aussi inactuel, tant il paraît éloigné des préoccupations et discours contemporains sur l’amour, tant il est, et la jeune femme avec lui, exalté par la langue brasillante de l’auteur, qui en explore et en interroge les splendeurs et les mystères. S’y dessine une érotique où se mêlent code courtois, archétypes de la muse, de la madone et de la fée, motif de la reconnaissance, sensualité capiteuse, dans le huis clos du refuge de Mylena, une cabane dans les bois – les encabanés en tous genres sont nombreux, ces temps-ci, dans l’actualité littéraire.
C’est aussi l’histoire d’une quête éperdue, passionnée et utopique : celle d’un « français entier, non raboté de sa base ni de son sommet ». Elle naît en banlieue, s’origine dans le parler gouailleur, vert et vif, de la cité, déjà exalté par une appétence amoureuse, une curiosité secrète pour le français des livres, et s’accomplit, après maintes tribulations, dans l’écriture « à déviance, à outrance » où Philippe Bordas nous embobeline.
C’est d’ailleurs par son style que ce roman se singularise d’abord, par sa langue foisonnante et flamboyante, incantatoire parfois, emphatique souvent, profuse toujours. En cela, Philippe Bordas est un écrivain dans le sens plein du terme : il est celui qui invente une langue – et est rejeté pour cela, aussi bien par les élites que par les « gueux ». Cette langue ciselée est à la fois très belle et très artificielle. Elle se rapproche de la « sorcellerie évocatoire » : le réel semble transformé, transmuté ; il est tantôt sublimé, tantôt enténébré. Cette verbosité, ces déploiements de toutes les manifestations de la vie des êtres, des choses et des lieux, jusqu’aux détails les plus infimes, jusqu’aux reflets les plus ténus, confèrent au réel une épaisseur, une profondeur et un éclat rares – à moins qu’ils ne le lui rendent, comme son apanage – tout en le troublant d’une aura onirique, d’un halo surréel, et induisent en même temps un rythme lent et balancé, dans ce récit composé de fragments mais qui coule comme un flot houleux et mousseux aux écumes scintillantes.
Cavalier noir se signale ensuite par le mélange des genres, des registres et des atmosphères, qui le rend inactuel et étranger comme son héroïne. L’épique – pour raconter les échappées sur deux roues et la conquête d’un parler plein – y alterne avec le lyrique – pour exalter Mylena et leur amour. Le narrateur apparaît tantôt comme un barde mélancolique – on songe à Apollinaire –, tantôt comme un pícaro, quand il raconte, en analepse, les années d’études qui l’ont hissé, lui, le gosse de cité destiné aux hauts fourneaux, à l’hypokhâgne et aux hautes sphères de la Fondation Parménide, tour d’ivoire où rancissent et racornissent élèves aussi bien que professeurs, tous confits dans une morbidesse fermentée, où les seconds, pleins d’onction et de componction, d’encens et de mystère, dispensent aux premiers une « obscure catéchèse » de savoirs morts et mortifères – telle Ménadier, « démone déguisée en philosophe ». Bordas brosse un tableau fuligineux de cette institution momifiée où tout ce qui est vivant s’assèche et chancit, y compris les mots de ses camarades : « C’étaient des mots gris, déracinés, laissés à surir, près de finir poudre et cendre s’ils étaient prononcés à voix d’homme. Des mots faibles de gorge et de poil, anémiques et fades, laidis de scalpements, qui ne tenaient que sur le fil, en cortège trappiste, procession de pesteux, qu’à l’aide de cordages rhétoriques et de pontages grammaticaux ». Il en sort exsangue – pour des renaissances futures. On peut lire dans la relation de cette période un roman d’apprentissage, ou plutôt de désapprentissage et de désillusion, autant qu’un réquisitoire. Çà et là, enfin, il semble que l’on se retrouve en compagnie des Petits Romantiques, dans une sorte de Moyen Age diffus et fantasmé, émané des rues de Heidelberg et des mots de l’auteur. Ces tonalités, mêlées à ces histoires, feuillettent le roman de couches d’images et de références, de sous-textes et de sens, à sonder, à soulever, à déliter.
C’est une lecture exigeante et rétive que Cavalier noir – quelque peu assommante, lénifiante ou indifférente par instants. Les personnages, par leur radicalité et leur singularité, nous sont en quelque sorte étrangers. Mylena suscite l’admiration, le trouble, voire la fascination – ou l’agacement – mais ne touche guère – peut-être parce qu’on ne sent ni ne voit faille où se glisser en elle : elle apparaît comme une sorte d’idole à adorer. Le narrateur, fissuré corps et âme, émeut davantage mais nous restons extérieurs à cette histoire, aussi bien à cet amour sublimé qu’à cette quête à la fois langagière et existentielle ; nous ne sommes que spectateurs lointains, presque voyeurs ou intrus – pas invités, pas introduits. La langue de Philippe Bordas n’est guère plus accueillante : on n’entre pas sans peine dans cet idiolecte, dont on contemple et admire d’abord les rutilances de bijou baroque, la beauté bizarre et affétée. C’est en même temps ce qui fait la valeur et la puissance de son livre : une expérience humaine nonpareille, dans une langue tout aussi nonpareille. L’une et l’autre, si l’on consent à l’intensité d’attention et à la patience que Cavalier noir requiert, nous arrachent à nos attentes et à nos habitudes, au prêt-à-parler, à sentir et à vivre, dont nous sommes abreuvés jusqu’à la nausée ou la noyade, et nous emmènent ailleurs – là où on réinvente et la langue et l’amour, et peut-être l’existence.
Delphine Crahay
Philippe Bordas, né en 1961, est journaliste sportif amateur de cyclisme, photographe et écrivain. Il est notamment connu pour L’Afrique à poings nus, récompensé par le prix Nadar (Le Seuil, 2004), pour Solaar, Quinze ans de ma vie dans les banlieues du monde (2006), et pour Chant furieux, son premier roman, consacré à Zinedine Zidane (2014).
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