Calligraphie des rêves, Juan Marsé
Calligraphie des rêves, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, 412 p. 20 €
Ecrivain(s): Juan Marsé Edition: Christian BourgoisUne lettre à l’adresse indécise, mal adressée, un messager hésitant entre la littérature et la musique, deux manières d’exprimer la moelle d’une réalité qu’il préfère placer à côté, ou mettre de côté. Un mal entendu, le doigt manquant, celui qui échappe à Ringo, l’empêchant de devenir pianiste et/mais l’obligeant à s’appliquer à tenir le stylo entre pouce et majeur, ne pas écrire n’importe quoi, repasser la phrase dans sa tête, avant de jeter les mots : chacun aura sa place comme les notes sur une portée : « (…) l’autre (main) s’obstine à cacher, avec pudeur, la première annotation, quand, attentif à d’autres échos et à un autre rythme, il décide de corriger et de préciser davantage. (…) Il croit que ce n’est que dans ce territoire ignoré et abrupt de l’écriture et de ses résonances qu’il trouvera le passage lumineux qui va des mots aux faits, endroit propice pour repousser l’environnement hostile et se réinventer soi-même » (p.207).
L’ « art de bien écrire », la transmutation. Fixer des rêves comme des vertiges, les laisser s’imprégner de réalité : « (…) C’est peut-être la première fois que ce garçon pressent, ne serait-ce que de façon imprécise et fugace, que ce qui est inventé peut avoir plus de poids et de crédit que la réalité, plus de vie propre et plus de sens, et par conséquent plus de possibilités de survie face à l’oubli » (p.19).
Alors oui, faire de ce petit monde d’un quartier déshérité de Barcelone, ce qu’on appelle des héros ordinaires. Et en les banalisant, les sublimer : ce livre, ces lieux, ces gens, une allégorie de larésistance, de ce qui se trame dans cet après-guerre trouble, sous le manteau troué de ceux dont le jeune garçon partage sinon la vie, du moins le quotidien. Le dérisoire côtoie le sublime, le sordide le merveilleux : une mère-enfant enserrant en s’endormant son bébé sur son sein devient un tableau reflété dans le miroir d’un bar minable. Et Ringo tombe amoureux d’une image. Là où le partage des eaux ne s’opère plus, l’alchimie se choisit de transformer les notes en mots, d’écrire ce qui est au moment du passage au noir… sur un cahier de solfège ? Sur un carnet de notes ? Qu’importe ! Saisir.
Comme dans ces jardins à Pékin où de fugaces artistes avec un pinceau à long manche trempé dans un récipient d’eau, dessinent dans les allées des poèmes dont les calligrammes s’assèchent au fur et à mesure qu’ils s’écrivent.
Anne Morin
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