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Bernard-Marie Koltès : un point de vue

Ecrit par Didier Ayres le 03.01.12 dans La Une CED, Les Chroniques

Bernard-Marie Koltès : un point de vue


Le théâtre de Bernard-Marie Koltès – encore plus que son œuvre romanesque – a été marquant en France dès les années 80. Mais pourquoi ? Est-ce l’hétérogénéité du corpus des pièces écrites après 1977 par exemple, qui mêle le conte, la pantomime, le récit mythologique, la dramaturgie classique ou encore la dramaturgie baroque ? Sans doute, oui, sans exclure le mystère et l’énigme de toute œuvre dès qu’elle devient supérieure.

Une fois ces remarques préliminaires écrites, nous voudrions bien vite venir au cœur de ce qui fait le point de vue que nous voulons exprimer au sujet du théâtre de Koltès. Et, cela, en citant l’auteur lui-même dans Une Part de ma vie, Ed. Minuit. Ainsi : « La langue française, comme la culture française en général, ne m’intéresse que lorsqu’elle est altérée. Une langue française qui serait revue et corrigée, colonisée par une culture étrangère, aurait une dimension nouvelle et gagnerait en richesses expressives, à la manière d’une statue antique à laquelle manquent la tête et les bras et qui tire sa beauté précisément de cette absence-là. Par exemple, dans ma prochaine pièce, tous les personnages parlent le français sans qu’il soit la langue maternelle d’aucun d’eux. Cela apporte une modification profonde de la langue, comme lorsqu’on fait un long séjour dans un pays étranger dont on ignore la langue et que l’on retrouve la sienne modifiée, de même que ses propres structures de pensées ».

Altérations, porosité, fluages et identifications complexes, coalescence presque cinématographique de certaines situations dramatiques, lieux psychiques indécis, voilà un bref portrait de l’univers théâtral de l’écrivain messin, vocabulaire que nous avançons comme une tentative d’analyse, un point de vue, une sorte de porte-à-faux, en espérant ne rien réifier et laisser respirer l’étrangeté qui nécessite une approche respectueuse et délicate.

Là se côtoient des Français et des étrangers, des langues, des appartenances sociales pour lesquelles il existe peu d’étanchéité – étanchéité toujours justifiée par des clôtures tant physiques que morales. Le massif textuel des pièces d’après 77 propose des personnages dont les identités sont éclatées où le « Différent » vient comme faire imploser le fil dramatique, des sujets troubles de criminels, d’indigents, de familles d’émigrés, de solitaires en quête, de combats sans sujet. Nous sommes donc dans un monde de syncope où les alphabets se juxtaposent, où les langues mortes et vivantes se chevauchent pour concourir à décliner des histoires de famille, des rapports de sexe, et toujours avec un immense intérêt littéraire et artistique.

Familier, familiaris et étranger, extraneus, laissent entendre plusieurs acceptions. De la maison, du ressort du domestique, de l’uni, de la famille,  du connu, de l’habituel, de l’ordinaire, toutes épithètes en opposition avec l’extérieur, le dehors, l’étrange. On voit très nettement ce développement, par exemple, dans Combat de nègre et de chiens, avec la confrontation d’un chef de chantier blanc et de la barrière curieuse et poétique animée par des bribes de chants, de chansons, d’insectes qui sont les parties visibles du continent noir.

On peut étendre, encore, ce raisonnement au Retour au désert et l’irruption brutale du monde colonial dans une famille petite-bourgeoise, qui cache pourtant des crimes et des secrets de famille. En un sens, là est ce génie dramatique, celui de porter le fer brûlant du Différent au sein de ce familiaris, où sonnent notre appropriation commune, et aussi notre lieu de partage que l’étranger met en péril avec grâce. Bien sûr, la fiction dramatique a besoin de ces forces antinomiques pour faire théâtre, mais Koltès, avec un talent très particulier, laisse voir une humanité poreuse, des humains altérés les uns par les autres, les morts revenus à la vie, et finalement beaucoup de violence, si l’on donne à la violence le sens de l’intrusion vive, de la force inouïe d’un hangar abandonné, par exemple, la transe, la guerre, l’alcool, etc…

Dilution, dissolution sont des principes bien mis en œuvre par l’auteur de Quai ouest. C’est donc qu’il faut entendre les plis, les nœuds, les zones de tension, et voir comment et par quels procédés se dessinent au milieu de notre monde ordinaire, un ploiement très significatif, une pesanteur psychologique, une production d’angoisse qui guérit de l’angoisse. Mondes d’altération, aventure de langage et expérience dramatique qui permettent de nous laisser voir une pléiade de personnages, tous atteints du Destin, d’une forme de tragique antique qui nous les rend, nous les restitue en échos, nous permet d’avancer en nous-mêmes par questions successives, par une sorte de saisissement du sublime. Il faut donc lire, voir, écouter, entendre et relire les pièces de Koltès, avec un intérêt majeur pour notre inquiétude contemporaine.


Didier Ayres


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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.