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Bat Ye’or, Le Dhimmi. Documents (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier le 18.09.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Bat Ye’or, Le Dhimmi. Documents, avec une étude de Rémi Brague, Saint-Victor-de-Morestel, Les Provinciales, 2025, 332 pages, 26 €.

Bat Ye’or, Le Dhimmi. Documents (par Gilles Banderier)

 

Au même titre que jihad, halal, burka, tchador ou abaya, dhimmi faisait partie de ces termes qui, il y a encore une cinquantaine d’années, n’étaient connus en Occident que des arabisants ou des islamologues. En dehors des ouvrages spécialisés, le concept de dhimmi est apparu une des premières fois dans un livre posthume de Jacques Ellul, Islam et judéo-christianisme (2004) ; volume qui réunissait deux textes, dont le second était la traduction de la préface (écrite en anglais) à la version américaine du livre de Bat Ye’or, The Dhimmi : Jews and Christians under Islam (1985). Avec sa lucidité acérée et coutumière, Ellul allait à l’essentiel : en terre d’Islam, le dhimmi est un non-musulman qui bénéficie, moyennant le paiement d’un impôt nullement symbolique, d’une protection. Le dhimmi est donc « protégé » mais, se demandait Ellul, « protégé » contre qui ? La réponse n’est pas difficile : contre la violence que l’islam lui-même pourrait exercer à son encontre. La similitude avec les pratiques de la mafia apparaît inévitablement.

D’origine égyptienne, Bat Ye’or a consacré plusieurs ouvrages à la figure du dhimmi (Juifs et Chrétiens sous l’islam. Les dhimmis face au défi intégriste, Berg International, 1994). En 1980, elle avait publié aux éditions Anthropos Le Dhimmi. Profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du nord depuis la conquête arabe, que Les Provinciales ont réédité en le scindant en deux : d’une part, sous le titre original, les analyses de l’auteur ; d’autre part, dans un second volume, les documents, un ensemble à la fois érudit, solide et austère : austère parce qu’érudit, et solide pour la même raison, même si son propos dépasse la simple érudition (en supposant que l’érudition soit simple) : une anthologie de documents variés, à la fois d’origine arabe, musulmane et occidentale (rapports ou télégrammes diplomatiques, relations de voyage) : une longue chronique de massacres et de violences oubliés.

Pour cette reprise d’un matériau déjà publié, mais ici complété, Bat Ye’or s’est attaché les services d’un autre préfacier de haut parage, Rémi Brague, qui explique que, comme on pouvait s’y attendre, le principe de la dhimma (protection) élaboré par les juristes musulmans dès le VIIe siècle (p. 52-53) s’appuie sur un passage du Coran (« Combattez : / Ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier ; / ceux qui ne déclarent pas illicite / ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite ; / ceux qui, parmi les gens du Livre, / ne pratiquent pas la vraie Religion. / Combattez-les / jusqu’à ce qu’ils payent directement le tribut / après s’être humiliés », IX, 29, traduction Denise Masson). Y sont soumis les « gens du Livre », c’est-à-dire les Juifs et les Chrétiens, reconnus de facto comme inférieurs aux musulmans, ce qui explique plusieurs choses. D’abord, dans la psychologie musulmane, le croyant qui reçoit l’impôt du « protégé » et s’abstient de le molester ou de l’humilier, ou qui consent à ne le molester et à ne l’humilier qu’avec modération, a l’impression d’avoir accompli une action à la fois bonne et conforme au droit. Ensuite, cela explique le ressentiment plus ou moins aigu des musulmans vivant « soumis » (une soumission qui, contrairement à la dhimma, n’a pourtant rien de discriminatoire) à des chrétiens ou à des Juifs, perçus comme inférieurs ; d’autant plus – troisième point – que le Coran affirme que les musulmans sont la meilleure communauté (oumma) ayant jamais existé (« Vous formez la meilleure Communauté / suscitée pour les hommes : vous ordonnez ce qui est convenable, / vous interdisez ce que est blâmable, / vous croyez en Dieu », III, 110, trad. cit.) et que tout homme est né musulman, même s’il ne le sait pas (auquel cas il est important que la mémoire lui revienne). L’idée d’une égalité de principe des êtres humains entre eux, quels que soient leur sexe et leur religion (celle-ci devant demeurer dans la sphère privée) est simplement irrecevable pour un musulman, sans qu’il soit besoin d’invoquer des facteurs à vocation atténuante ou absolutoire, tels les déterminismes socio-économiques, la pauvreté, la colonisation, le sionisme et l’entité qui va avec, ou on ne sait quoi d’autre (p. 38).

Cela montre corollairement qu’il est vain d’espérer une conversion des musulmans aux Droits de l’homme et à leurs principes égalitaires ou une réforme de l’islam, s’alignant sur la modernité séculière, comme le firent le judaïsme et le christianisme. En tant qu’édifice théologique, l’islam est un système cohérent, qu’on pourrait qualifier de rigide, mais qui ne s’est jamais adapté ni intégré aux civilisations qu’il a pu rencontrer. Imaginer un islam laïc, féministe, gay-friendly et respectueux des autres croyances relève de l’utopie d’Occidental béat. Même s’il se présentait à l’intérieur de l’islam un Richard Simon et en supposant (car rien n’est moins sûr) qu’on le laisse travailler et publier, l’exemple du catholicisme, affaibli sans retour par la « crise de la conscience européenne », inciterait à juste titre les musulmans à se montrer prudents, voire à lui opposer une fin de non-recevoir. Cela souligne aussi que l’antipathie (pour employer un euphémisme) des musulmans à l’égard des juifs n’est pas née avec l’État d’Israël et ne disparaîtra pas avec lui, en supposant que cette disparition ait jamais lieu. Paul Audi évoquait « l’enracinement dans les mentalités populaires arabes, comme chez de nombreux acteurs influents de la politique au Moyen-Orient, d’un antijudaïsme monumental, incompressible, automatique, auquel s’adjoint la croyance, en tous points illusoire, ou coupée du réel, que l’existence de l’État d’Israël, pour être né récemment, pourrait très bien disparaître dans très peu de temps si l’on s’en donnait la peine » (Tenir tête, Paris, Stock, 2024, p. 31). De surcroît, les indéniables réussites technologiques d’Israël, établi sur une terre appartenant jadis à la « meilleure Communauté » qui n’en fit pas grand-chose, alimente un puissant ressentiment, relayé en Occident par les idiots utiles des universités.

Rééditer la partie documentaire d’un livre près d’un demi-siècle après sa parution est l’occasion d’un bilan rétrospectif, car l’ouvrage n’est pas seulement un recueil érudit, mais également un texte de combat. Comme le remarque Bat Ye’or, à quarante-cinq ans de distance, non seulement le monde musulman n’a pas amorcé la moindre réforme, mais « les plaies de la dhimmitude se sont propagées en Europe : peur, insécurité généralisée, autocensure et habitude d’une agression parfois mortelle devenue banale » (p. 39), le tout aggravé par la trouille obsidionale d’être traité de « raciste ». Le statut des Juifs et des chrétiens en terre d’islam (les pays arabes sont devenus Judenrein depuis 1948) n’a jamais été comparable à celui des musulmans en Occident, protégés par toutes les lois possibles et imaginables, par des principes égalitaires qu’ils sont les premiers à récuser, par une pléthore d’associations et par l’accusation d’« islamophobie » qui signe la mort sociale de quiconque se permet une critique. Rémi Brague rappelle en outre que les chrétiens vivant en terre d’islam ne se montrèrent pas particulièrement zélés pour protéger les juifs et aujourd’hui, l’antisémitisme déguisé en antisionisme de ceux qui furent jadis chrétiens ou appartiennent au monde post-chrétien ne les sauvera pas : « S’allier à un ennemi qui veut vous détruire depuis treize siècles, se mettre humblement à son service afin de s’en ”protéger” et incriminer à sa place, avec acharnement, un ennemi qui n’en est pas un, n’est pas anodin » (p. 46).

 

Gilles Banderier

 

Bat Ye’Or (de son vrai nom Gisèle Orebi) est né en Égypte (1933), pays qu’elle dut fuir en 1957.



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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).