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Aucun signe particulier, Bernard Vargaftig

Ecrit par Didier Ayres le 05.01.13 dans La Une CED, Les Chroniques

Aucun signe particulier, Bernard Vargaftig

 

 

Topographie

 

Il est difficile parfois d’écrire sur une espèce littéraire qui n’est pas très pratiquée par celui qui écrit et, je dois dire, que le livre de Bernard Vargaftig se prête très bien à cet exercice. Ce livre de 2007, publié chez Obsidiane, réunit sept récits de l’enfance, et il va bien dans mon monde. Car, ces sept récits qui tissent entre eux des liens, et racontent une histoire, la biographie personnelle de l’auteur, petit garçon juif réfugié en Limousin durant la guerre, hanté par des identités nationales complexes, et poète qui regarde vers Homère, vers la langue grecque d’Homère, bousculé par des impressions de langage fortes et vives, ne sont pas simplement que romanesques.

Ce qui veut dire qu’il faut chercher en plus, à mon sens, une instruction dans ce qui se déroule – événements qui appartiennent à l’Histoire, au sens de l’Histoire comme l’écrit Vargaftig lui-même. Il faut aussi lire ce livre comme une divagation réitérée dans le monde de l’enfance – le questionnement anxieux du « e » muet par exemple, qui intrigue le petit Bernard –, et je me suis laissé aller, personnellement, comme en une barque, dans différents lieux et directions, qui m’ont laissé approcher des noms, des patronymes, des toponymes et de ce que tout cela implique comme topographie. Une fuite due aux persécutions nazies, une impression saccadée par des déménagements en des endroits divers, de l’instabilité, du tourment. Une géographie mentale ou l’ensemble de réalités physiques complexes d’un périple plus ou moins forcé dans la France des années 1940/50.

Je vais essayer de rendre sensible « le voyage » au-dedans de l’œuvre du poète. La principale difficulté d’ailleurs, c’est ce qu’on pourrait appeler le pli dans la langue, le goût du noir et du silence. Car l’auteur ne doit pas se nommer, et le noir d’une cave ou la pénombre permet seulement de prononcer son nom, car faire voir en plein jour ne suffit pas, ou sinon, est dangereux. On se confine donc à une sorte d’a-nommie qui vient suppléer au besoin de dire. « Ça se passe dans le noir. […] Les mêmes mots ne sont pas les mêmes ». Anonymat, effacement, négation qui confine à l’innommé (Beckett ?). Donc à l’affaissement des signes qui se réduisent à rien, un peu comme dans la mystique où l’on abolit l’idée de Dieu en soi et l’on s’efforce à la kénose. Et cela pour une cause très concrète, car prononcer son nom aurait dénoncé l’enfant aux yeux des miliciens de Vichy, et la peur dont l’auteur parle beaucoup devait être grande.

Ecoutons encore un instant Vargaftig quand il dit page 10 : « Je bombarde les syllabes, les marches, les fenêtres ». N’est-ce pas le corps sémantique de la réalité qui vient s’embraser dans le corps du texte, dans la procuration des syllabes, pour finir comme je l’ai dit plus haut sur l’inquiète question de la voyelle muette ? Nonobstant, ce qui est très frappant, c’est le goût de l’enfance, justement parce que c’est sans doute une description de l’auteur au milieu des persécutions de la milice, où il apprend à taire son nom, à ne pas dire qui il est ni qui est sa mère. Donc, logiquement, si je puis dire, les noms de lieux se multiplient. Toul, Saint-Junien, Nancy, Limoges, Vitry-le-François sont autant de toponymes qui permettent d’effacer le nom propre de l’enfant, et accuser le refoulement vers le noir et le mutisme, quelque chose d’aphone, de court, une façon de se retrancher, de se mettre à part pour se protéger.

On comprend que nommer le lieu suffit pour effacer le nom et que l’objet de nomination, le concept de toponyme, est suffisant. Un exemple frappant avec le titre d’un des récits : Pas de photo. Il indique très nettement l’effacement, l’impossibilité de saisir l’image au sens propre, et laisse prendre à l’enfant Vargaftig des photographies « de langage ». Ce qui a pour conséquence une sémantisation de l’espace, une sorte de punctum barthésien, une façon de poindre, une manière pour l’image de poindre le lecteur pour ce qu’il se fasse le témoin. Autre phénomène intéressant avec l’absorption des toponymes et des patronymes qui scandent le récit : le Verlaine, qui, à cause de son « e » muet, justement, devient Verlin, dans une sorte de jeu de mots involontaire du père de l’enfant. Il est donc nécessaire de constater la plasticité de la sémantique de l’auteur, la variation des noms de lieux qui finit comme une chanson – avec au sens propre une divagation dans Le Temps des cerises ou avec Charles Trenet ou Maurice Chevalier…

« Je n’entends pas mon père m’appeler Bernard autrement qu’au téléphone. Ma mère avait fait face etun, deux, trois, pas de photo, j’ai été en pension à Nancy. J’attendais, pour sortir avec elle le jeudi, qu’elle me fasse appeler au parloir. J’attends qu’elle vienne me chercher. J’attends que le haut-parleur dise vite mon nom tout entier devant tout le monde. Je suis tout seul. J’attends mon nom. J’ai peur de ne pas entendre ».

L’évocation de Saint-Junien est tout à fait incidente, mais par un hasard étrange, j’habite à Saint-Junien, et je suis bien sûr d’avoir vu le même « site Corot » et les mêmes rochers de la Glane, dans laquelle je me baigne l’été au cœur du torrent et des eaux du ruisseau. Mis à part cette anecdote, j’avais essayé, sur mon brouillon, dans un premier temps, mais je ne suis pas arrivé à me relire, de disserter aussi sur le titre bizarre d’un des récits : (…). Je trouve que ces parenthèses qui se ferment sur des points de suspension résument bien, néanmoins, l’aspect à la fois énigmatique et poétique des nouvelles, son frottement aux lois du récit, qui, je le disais dans ma présentation, est un art que je n’exerce pas – ou peu. Mais pour ne finir qu’avec Bernard Vargaftig, reprenons cette citation pour clore notre petite étude : « Je me sauve. Je me sauve en vélo. Je me sauve en plongeant en moi. Pigeon vole et plongeon vole ! Je me sauve en continuant de compter. Je me sauve de l’école. Je voudrais qu’il fasse tout noir. Comme quand on m’a plongé la tête dans l’eau. Je ne sais toujours pas nager. Je m’envole sur mon vélo ».

 

Didier Ayres

Aucun signe particulier, Bernard Vargaftig, Editions Obsidiane, 2007, 13,50 €

 


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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.