Archibald Ney, La vérité vingt-quatre fois (par Patrick Abraham)
Archibald Ney, La vérité vingt-quatre fois, éditions du Vol à voile, avril 2025, 171 pages, 18 euros.

Sur La vérité vingt-quatre fois d’Archibald Ney
L’essai et premier livre d’Archibald Ney, La vérité vingt-quatre fois, dont le titre renvoie, en la détournant, à une phrase fameuse de Godard placée en épigraphe (« La photographie, c’est la vérité, et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde »), repose sur un principe simple et stimulant : choisir vingt-quatre scènes marquantes tirées de vingt-quatre films et expliquer en quoi elles ont été importantes pour l’auteur, en quoi elles ont changé sa vie ou du moins l’ont embellie et revivifiée.
Archibald Ney ne prend pas ici la pose d’un cinéphile professionnel et c’est tant mieux si l’on pense avec Gilles Deleuze que les philosophes et les écrivains sont les mieux qualifiés pour parler des films qu’ils ont aimés (mais Archibald Ney est bien un cinéphile puisqu’il cherche à nous transmettre une succession d’engouements) et en dire ce qu’un spécialiste, justement, avec son jargon, n’aurait pas dit.
La qualité cinématographique des films retenus, dans les préférences de l’auteur, n’est donc pas le critère essentiel (tous ne sont pas des chefs d’œuvre) : il suffit qu’ils aient résonné en lui de manière singulière, qu’ils aient constitué les jalons d’une construction de soi. En ce sens, comme avec Un cœur pur de Maxime Dalle, on peut repérer dans La vérité vingt-quatre fois une sorte de généalogie intime, selon l’acception nietzschéenne du terme. Et dans la mesure où un nombre important de ces films sont des adaptations de romans, la littérature, pour notre bonheur, n’est jamais loin.
De façon significative, « le village imaginaire de Tigreville, en Normandie », dans Un singe en hiver d’Henri Verneuil d’après le roman d’Antoine Blondin, où Albert Quentin (interprété par Jean Gabin), grâce à Gabriel Fouquet (Jean-Paul Belmondo), « venu se retrancher dans ce trou perdu », regoûte aux plaisirs des cuites carabinées (la célèbre « tournée des grands ducs » !), et le « caboulot » qui apparaît dans la scène finale des Sentiers de la gloire de Kubrick, « en 1916, quelque part au bord de la Marne ou de la Meuse », ouvrent et ferment le livre : les effets d’un film sur le spectateur, s’il refuse l’imbécile passivité consumériste, peuvent être comparés à ceux d’un alcool après une abstinence, ou à des retrouvailles amicales (l’amitié est le fil rouge unissant les vingt-quatre chapitres) à la table d’un café au bout d’une longue solitude, agrandissant et illuminant soudain l’existence, rompant l’ennui, nous faisant croire que nous ne sommes pas voués à la répétition des mêmes tâches absurdes, ni enfermés dans le même cercle de passions tristes, et surtout que nous ne sommes pas seuls, que nous avons des complices et que la rencontre avec des amis formidables, même s’ils sont fictifs (surtout s’ils sont fictifs ?), est toujours possible.
Dans La vérité vingt-quatre fois, ces amis merveilleux se nomment, outre Quentin et Fouquet, Jim Hawkins et Long John Silver (Bobby Driscoll et Robert Newton dans Treasure Island de Byron Haskin), Ben-Hur (Charlton Heston), Alexandre (Jean-Pierre Léaud dans La Maman et la putain d’Eustache), Scottie (James Stewart dans Vertigo), Sherlock Holmes (Jeremy Bett dans la série de la télévision britannique), Alain Leroy (Maurice Ronet dans Le Feu Follet de Malle), Zampano et Gelsomina (Anthony Quinn et Giulietta Masina dans La Strada de Fellini), etc.
D’autres complices se recrutent parmi des artistes qui ont eu l’audace d’avoir une haute idée de leur destin, qui ont osé inventer un style à l’encontre du minimalisme obligatoire contemporain et dont des cinéastes ont entrepris de raconter la vie : Van Gogh (Kirk Douglas bien sûr), Dostoïevski (Evgueni Mironov dans la série de la télévision russe), Artaud (Sami Frey dans En compagnie d’Antonin Artaud de Gérard Mordillat)… sans omettre Albert Dieudonné dans le mastodontique Napoléon de Gance puisque l’ex-« petit caporal » mourant prisonnier à Sainte-Hélène après avoir été maître du monde est lui aussi un créateur génial : d’un Empire, de la France moderne et avant tout de lui-même – de son ascension comme de sa chute.
On croise au fil des pages Peter Weir, Michel Cacoyannis, Michael Cimino, Olivier Marchal. Des œuvres que l’on avait un peu oubliées nous reviennent à la mémoire (Le Procès d’Orson Wells par exemple, pour moi, que Ney analyse magistralement), des images se rassemblent et des périodes de notre passé ressurgissent car se souvenir d’un film vu autrefois, c’est recomposer son halo temporel, faire renaître des lieux, des affects, des épisodes personnels qui lui ont été liés. Le mérite de La vérité vingt-quatre fois est également d’attirer l’attention sur des cinéastes aujourd’hui négligés, pour des raisons « politiques » parfois, et l’on citera Pierre Schoendoerffer pour Le Crabe-Tambour et L’Honneur d’un capitaine, avec Jean Rochefort dans le rôle du commandant de l’escorteur Jauréguiberry, atteint d’un cancer incurable et voulant s’acquitter, tant qu’il en a encore la force, d’une dette morale, et l’extraordinaire Jacques Perrin, à la séduction magnétique, incarnant le lieutenant de vaisseau Willsdorff puis le capitaine Caron.
Le séduisant principe élu par l’auteur pourrait s’étendre au roman et à la poésie : quels vers, quelles strophes, quelles phrases ont imprégné de manière si indélébile notre sensibilité (notre « personnalité ») qu’ils continuent à nous hanter des années, des décennies plus tard ? Les « extases » de la Cinquième Promenade ? Gina au bord du lac de Côme ? Le premier quintil de Moesta et errabunda ? « Les magasins de la rue Vivienne étalaient leurs richesses…» ? L’incipit d’Aurélien ?
À chacun de proposer sa liste ; à chacun de marcher sur les traces d’Archibald Ney.
Patrick Abraham
Pondichéry, Inde
Septembre 2025
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